La ville de Puy-en-Velay se propose d’élever un buste à Jules Vallès. Placera-t-on ce buste en face du collège municipal ?
Révolté, « réfractaire », communard, journaliste aussi et homme de lettres, Jules Vallès reste surtout celui qui a dit sa haine d’enfant pour les classes et pour les pensums, son dégoût de la composition latine, sa rancune contre l’Université. Il avait été l’élève pauvre, l’humble boursier, mal nourri de racines grecques. Il avait été le fort en thème, la bête à concours gavée d’auteurs classiques et qui haïssait les « sept facultés de l’âme », Cicéron, M. Cousin et Thémistocle qu’il n’avait jamais vus, autant que les professeurs qui l’accablaient de retenues et d’humiliations. Il aurait voulu être un ouvrier, un paysan comme ses ancêtres. On avait fait de lui un prolétaire intellectuel : tant pis pour la société ! Lâché dans le monde moderne, que peut devenir un fort en thème qui n’accepte pas la chaîne si peu dorée de l’’alma mater, un passionné de liberté comme l’était Vallès ? De deux choses l’une : ou bien il dressera des barricades, s’enrôlera dans quelque Commune, – ou bien il jouera parmi les saltimbanques le rôle de l’homme-poisson, qu’Eugène Süe, dans son Martin l’enfant trouvé, fait tenir à un ancien lauréat du concours général.
Tout Vallès tient dans la dédicace de deux de ses livres. Son Jacques Vingtras est offert « à tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents ». Les Réfractaires sont destinés à cette race de gens qui, « au lieu d’accepter la place que leur offrait le monde, ont voulu s’en faire une tout seuls, à coup d’audace ou de talent, qui, se croyant de taille à arriver d’un coup, par la seule force de leur désir, au souffle brûlant de leur ambition, n’ont pas daigné se mêler aux autres, prendre un numéro dans la vie. » Voilà Vallès, avec son amertume, son orgueil, sa rancune contre la société. « Il faut bien que les déclassés se casent ou se vengent, » a-t-il dit.
Aussi, pourquoi l’avait-on déclassé, « déraciné », comme un héros de Maurice Barrès ? Son Jacques Vingtras ne demandait qu’à labourer la terre, à manier un outil : « Un métier, s’écrie-t-il. Ah ! tout mon talent pour un travail qui occupe les bras, brise le corps, et permette de vivre parmi les simples. » Ce n’était pas sa faute si on l’avait mis dans la « grecaillerie » et dans la « latinasserie », comme disait sa mère, cette paysanne mariée à un malheureux pion, au plus gueux des marchands de participes, et qui avait fait si durement souffrir l’enfant qu’elle frappait, qu’elle affublait de frusques risibles, qu’elle faisait rougir à cause de ses malheureuses prétentions à jouer à la dame. Plus que des mauvais traitements, Jacques Vingtras souffrait du ridicule. Il a, dans la confession de son enfance, un mot terrible. Le jour de la distribution des prix, mal habillé, le front chargé de couronnes trop larges, il s’était aperçu qu’on se moquait de lui : « C’est le premier ridicule qui m’ait écorché le cœur, » écrit-il.
Il y a des cœurs qui s’écorchent plus tôt et plus profondément que d’autres. Jacques Vingtras n’est pas le seul enfant sensible qui se soit juré, dès le collège, que la vie le vengerait. « On verra, quand je serai grand ! » Plus d’un écolier a fait et tenu ce serment d’Annibal.
Ce sont ces souffrances de « petit Chose » qui ont jeté Vallès dans la révolution, qu’il définissait lui-même « la revanche du collège ». Et il s’est plu aussi à blasphémer les lettres qu’il rendait responsables de ses souffrances : « A la hotte, ce tas de vieilleries ; à bas le mélodieux Virgile et l’immortel Patachon qui a fait l’Iliade et l’Odyssée… Je me moque de la Grèce, de l’Italie, du Tibre et de l’Eurotas. J’aime mieux le ruisseau de Faveyrolles, la bouse des vaches, le crottin des chevaux et ramasser des pissenlits pour faire de la salade. »
Ce qui n’empêche que si Jules Vallès a écrit des livres âpres, violents, brutaux, mais qui sont pourtant des livres, il le doit au collège. Il se raille lui-même d’avoir été adroit à composer des vers latins : c’est grâce à eux qu’il fut un écrivain plus tard. M. Paul Bourget l’a noté : « Vallès est l’héritier malgré lui de l’antique civilisation romaine, même en la reniant. Il a le sentiment oratoire, le goût de la phrase habile, un art très savant sous sa rudesse visible. Il a beau s’insurger contre les Lettres, elles l’ont saisi et il est leur œuvre. » Voilà pourquoi, tout compte fait, il ne serait pas si mal à propos de placer son buste près du collège de Puy-en-Velay, – quand ce ne serait que pour enseigner aux pères de famille que le prolétaire intellectuel est le plus malheureux de tous les prolétaires.
L’Action française, 21 mars 1912.