M. Wickham Steed analyse dans la Review of Review un livre du professeur danois Karlgren, la Russie bolcheviste, qui est un tableau de la vie au pays soviétique. Tout cela n’est d’ailleurs pas nouveau. Ce qui en fait le prix, c’est que le professeur Karlgren (plaignons-le) a d’abord cru que le communisme était aussi confortable qu’admirable. Du moins s’est-il rendu compte par lui‑même. Voici ce qu’il a vu et ce qu’il rend avec loyauté :
Un professeur qui arrive en Russie, avec la mémoire fraîche de tout ce, qu’il a entendu dire de la nouvelle société prolétarienne, n’en croit pas ses yeux au premier moment. Est‑ce là réellement la Russie prolétarienne ? Il se sent, en vérité, tenté d’oublie qu’il y a eu quelque chose qu’on appelle la grande Révolution russe ; ce qu’il a devant les yeux, c’est purement et simplement l’ancien système russe des distinctions sociales qui existait avant la Révolution. À bord de tel ou tel steamer sur la Volga, comme on reconnaît bien le milieu d’autrefois !.. C’est le même pêle-mêle nauséabond en troisième et quatrième classes. Des paysans et des artisans russes sont entassés au‑dessous du pont, dans un gîte répugnant tellement bondé que, s’ils étaient des bêtes et non des êtres humains, on taxerait de cruauté dans l’Europe occidentale un tel traitement infligé à des animaux. Et au‑dessus, dans le salon de première classe, on voit se prélasser, tout comme auparavant, un petit nombre de privilégiés qui jouissent du même confort et du même luxe qu’autrefois… En bas, dans ces régions inférieures, les pauvres hères mâchent pour tout régal un morceau de pain noir avec un concombre à peine mûr, tandis qu’en haut les gros bonnets savourent le dîner fin à quatre services des steamers, en commençant par des bols pleins de caviar frais de la Volga, et laissent derrière eux sur le Pont des batteries complètes de bouteilles de champagne vides.
Il y a ceci de changé en Russie que ceux qui voyagent en première ne sont plus les mêmes, ou, plus exactement, ne sont plus toujours ni tout à fait les mêmes, car il doit bien y avoir, comme dans la Révolution française, des hommes qui ont passé à travers tout, et quand il n’y aurait que Tchitcherine, ancien diplomate du tsar, c’en serait au moins un.
Cependant, on fera remarquer au professeur Karlgren qu’avant sa découverte on avait résumé en peu de paroles ce rétablissement d’une classe privilégiée. Il y a longtemps que court ce mot des paysans russes : « Autrefois, le barine était en haut, nous au milieu, l’ouvrier en bas. Aujourd’hui, l’ouvrier est en haut, le barine est en bas, mais nous sommes toujours au milieu. »
C’est, du reste, ce qui a fait la durée du bolchevisme et ce qui empêche d’en prévoir la chute. La masse paysanne russe le supporte comme elle a supporté le tsarisme. Et elle n’aime pas plus les communistes qu’elle n’aimait, en dépit de la légende, le « petit père le tsar », pour lequel elle n’a jamais chouanné. La révolution de 1917 ne se serait pas produite sans la faute qui a consisté à mobiliser trop d’hommes et à rassembler pour la première fois le peuple, les lioudi, les gens de Russie (lioudi, c’est allemand Leute, d’où le mot de leudes, petite preuve de l’unité des langues indo-européennes). Disséminée à travers un pays immense, la paysannerie russe reste, comme jadis, à la merci de l’administration.
Le professeur Karlgren constate que la bureaucratie communiste est encore plus nombreuse que la bureaucratie tsariste. Celle‑là a-t-elle été assez décriée ! Pourtant, comme on l’a très bien dit, les tchinovniki aux casquettes multicolores faisaient régner l’ordre et la paix sur la sixième partie du monde. Et pour gouverner, depuis le lac Ladoga jusqu’à Vladivostok, nul régime, mauvais ou bon, ne se passera de fonctionnaires.
Le professeur Karlgren a dû lire Dostoïevski. Il y aura trouvé ce mot : « Ne dis pas de mal du Tchin ; c’est ce que nous avons de meilleur en Russie. » Bref, le voyage de découvertes du professeur de Copenhague et de quelques autres à travers la République des Soviets ressemble beaucoup à celui de Jean‑Paul Choppard qui découvrit également, à travers plusieurs mésaventures, les réalités de la vie.
L’Action française, 12 avril 1927.