Quand quelque chartiste avisé nous donnera enfin une histoire critique de la cuisine française, il ne devra pas négliger de nous renseigner sur les origines de ce grand art, éminemment national. Admirable sujet d’études et de méditations, et qui mérite d’être traité d’après les scientifiques formules de l’école, car ces origines furent des plus modestes, on le soupçonne maintenant, et nous, Parisiens, devons particulièrement nous enorgueillir en comparant nos plus simples repas d’aujourd’hui avec ce que mangeaient nos plus lointains ancêtres qui, eux, se nourrissaient d’argile. Ne croyez pas à une mystification ; la chose a, paraît-il, fait l’objet d’une communication à l’Académie des sciences, et rien n’est plus authentiquement prouvé : les premiers nautes vagabonds qui, jugeant le site agréable, amarrèrent leurs barques aux saules de l’île devenue, par ce hasard, le berceau de notre ville, avaient donc pour coutume de mélanger de la terre à leurs aliments ; lorsqu’ils n’avaient rien d’autre à se mettre sous la dent, la terre leur suffisait, et l’argile de Montmartre, très délectable, passait pour être fort nourrissante ; on la réservait aux personnes délicates : les enfants, de 3 à 5 ans, étaient élevés au moyen de cette friandise. Et si vous demandez comment on sait cela, puisque aucun menu de cette époque éloignée n’est parvenu jusqu’à nous, je vous renverrai aux plus savants anthropologistes, car c’est à eux que l’on doit cette révélation : ils ont examiné, en effet, des squelettes de Parisiens préhistoriques et ont constaté que les dents de ces rudes ancêtres étaient usées par la mastication de l’argile et du sable ; on a trouvé des mâchoires de vigoureux bébés de la même époque et dont les jeunes canines et les tendres molaires témoignaient par les mêmes indices, que ces marmots appartenaient à une race mangeuse de terre. On ne pouvait s’y tromper, car il y a encore, dans la Caroline du sud, des tribus toujours friandes de ce mets économiques – les savants les appellent des géophages, – dont la dentition présente exactement les mêmes altérations et les mêmes éraillures que celles des Parisiens des anciens âges.
Je pense que ceux-ci étaient de solides gaillards, qui, dédaigneux des raffinements, cherchaient seulement à calmer leur appétit ; de fait, quand ils avaient ingurgité une bonne pelletée de terre glaise ou de petit gravier, ils pouvaient attendre un certain temps avant de réclamer autre chose ; cela devait, comme on dit, « tenir sur l’estomac ». Cet aliment, d’ailleurs, était peut-être moins indigeste que nous ne l’imaginons puisque, il n’y a guère plus d’un siècle, on le recommandait encore aux malades. Le jour où Charlotte Corday débarrassa de toute préoccupation culinaire Marat usé par l’exaspération et les remèdes, il allait prendre à son souper « une carafe de terre glaise trempée d’eau d’amande », excellent émollient que lui avait ordonné son médecin. N’importe ; il est heureux que, à une époque jusqu’ici indéterminée, nos pères se soient avisés de modifier leur régime, d’abord parce que si leur descendance avait continué jusqu’à présent, comme ces indigènes de la Caroline du sud, déjà nommés, à se nourrir du sol natal, celui-ci serait, à l’heure actuelle, terriblement écorné et il ne nous en resterait plus grand-chose ; ensuite parce que notre pays serait frustré d’une gloire que nul, même le plus jaloux, ne lui dispute : celle d’avoir porté à la perfection l’art de bien manger. Et c’est pourquoi je souhaiterais que de savants épigraphistes, des paléographes experts à déchiffrer les écritures cludiformes, cunéiformes, mésogothiques et autres, nous instruisissent de l’époque ou quelque homme de génie, fatigué de sa pitance de terre à brique, lui substitua le premier pot-au-feu.
Ça remonte très loin, évidemment, car, dès le début du Moyen Âge, nos aïeux déjà s’évertuaient à bien se nourrir. Comme tous les arts encore aux langes, la cuisine tâtonnait dans des complications singulières ; je ne suis pas certain, par exemple, qu’on apprécierait beaucoup aujourd’hui la sauce verte dont raffolaient les gourmets du XIIᵉ siècle : elle se composait de pain bouilli dans du vinaigre et aromatisé de violentes épices. Je préfère qu’on ne m’invite pas à manger de la tétine de vache, entremets en grand honneur vers le même temps, ou du hérisson bouilli, friandise alors renommée, ou encore de la corne de cerf, coupée par tranches et frite, réputée pour être un régal de roi. J’éviterais aussi volontiers l’anguille des bois, qui n’était autre que de la couleuvre ; à l’époque de Rabelais et jusqu’au XVIIIᵉ siècle, la chair de la couleuvre, « mangée entière, en bouillon ou en gelée », passait pour un dépuratif miraculeux.
Sous Charles V, dit le Sage, il y a progrès : la maison du roi consomme « par jour » 600 poulailles, 400 pigeons, 50 chevreaux, 50 oisons, sans compter les moutons, bœufs, porcs et veaux, et les cigognes, cormorans, hérons et cygnes, « oiseaux exquis considérés comme viande royale ». Saluons le « chef » qui accommodait toutes ces mangeailles : il se nommait Guillaume Tirel, dit Taillevent, il est l’auteur d’un livre de cuisine, le plus ancien sans doute, et le plus célèbre, puisqu’il a eu quasi autant d’éditions que l’Énéide ; il porte ce titre, que j’abrège : — Ci-après s’en s’en suit le Viandier… que Taillevent, maître queux du Roi notre Sire, fit, tant pour appareiller bouilly, rousty, poissons de mer et d’eau douce, sauces, épices et autres choses comme ci-après sera dit.
Ce qui ne cesse d’étonner, c’est la quantité de victuailles qu’engloutissaient les Parisiens du Moyen Âge et de la Renaissance ; il est vrai qu’ils étaient plus près que nous du temps où nos pères digéraient des cailloux. Quelle figure ferions-nous, je vous le demande, en présence d’un menu tel que celui-ci, qui fut offert, le 14 juin 1549 par la ville de Paris à la reine Catherine de Médicis ?
30 paons, 33 faisans, 21 cygnes, 9 grues, 33 trubles à gros bec, 33 bigoreaulx, 33 aigrettes, 33 héronneaux, 33 chevreaux, 66 poulets d’Inde, 30 chapons, 99 petits poulets au vinaigre, 66 poulets à bouillir, 66 poulets en gélinotte, 6 cochons, 99 rennerons, 99 pigeonneaux, 99 tourterelles, 33 levrauts, 66 lapereaux, 33 oisons, 13 perdreaux, 3 outardeaux, 13 étourneaux, 90 cailles, des esperges pour 40 sols tournois, 3 boisseaux de pois, 1 boisseau de fèves et 12 douzaines d’artichauts !
Un si copieux programme mérite qu’on s’y arrête : passons sur les trahies, les bigoreaulx, les aigrettes et les rennerons, ces mots tombés en désuétude désignent des gibiers difficiles à identifier ; mais remarque-t-on que ce menu, aussi imposant que mal compris, ne comporte pas une seule viande de boucherie et pas un poisson ? Pourquoi, en outre, la plupart des articles se nombrent-ils par 33 – 66 – 99 ? Pourquoi 99 poulets au vinaigre et non pas 100 ? Certainement ces chiffres sont intentionnels ; serait-ce pour flatter quelque superstition de la reine qui croyait « aux nombres » et ne faisait rien sans consulter un astrologue ? Enfin d’où vient l’absence presque complète de légumes ? Les artichauts seuls figurent avec profusion ; c’est que l’artichaut passait, à cette époque, pour être un réconfort très efficace aux personnes soucieuses de conserver leur sensibilité amoureuse : le vieux « dit » des Cris de Paris, qui date du XIIIᵉ siècle, proclame cette croyance en termes non voilés ; or Catherine de Médicis faisait de ce légume émoustillant une effrayante consommation ; L’Estoile note que, au mariage de Mlle de Martigues, elle en mangea une telle quantité qu’elle en « pensa crever », ce dont personne ne songerait à s’étonner si, à un repas tel que celui dont on vient de lire la carte, la malheureuse avait mangé de tout.
Un siècle et demi plus tard, sous le grand roi, l’art culinaire s’assagit et s’ordonne et les dîneurs commencent à se modérer : on en a pour preuve un souper de Noël offert, en l’hôtel Carnavalet, par Mme de Sévigné, dans la nuit du 24 au 25 décembre 1677 ; il est vrai que c’est un simple réveillon et que les convives se mettent à table vers une ou deux heures du matin, n’ayant pas grand appétit : huit services seulement ; divers potages, des rouelles de viandes, des saucisses, une série de daubes, fritures et courts-bouillons précèdent les langues de porc et les langues de bœuf fumées, les farces, les pâtés chauds, etc. Alors viennent les grosses pièces : perdrix, faisans, dindonneaux, levrauts, chapons, entourent l’agneau de Noël ; puis « pour ôter le goût des viandes » on sert des saumons, des truites, des carpes cuites dans la pâte ; enfin paraissent les « viandes légères » ; ce sont de ces petits oiseaux « qu’on avale par pur amusement », grives, mauviettes, ortolans, cailles grasses… J’écourte, car voici les entremets suivis du dessert ; J’y pense ; si c’est en sortant de table, après un tel assaut, que la marquise écrivait à sa fille : « J’ai mal à votre ventre », ce mot fameux perd beaucoup de son charme ; mais non ; nos robustes ancêtres n’avaient point pour si peu de remords d’estomac, puisque, le souper fini, au lieu de réclamer leurs carrosses et d’aller dormir, les convives de Carnavalet écoutèrent, sans l’ombre de pesanteur, Mme de La Fayette qui venait de terminer la Princesse de Clèves et qui voulut bien lire quelques chapitres de son nouvel ouvrage ; les dames prolongèrent la fête en discutant de la méthode cartésienne avec une liberté d’esprit dont n’aurait certainement pu témoigner, après semblable ripaille, l’ogre du Petit Poucet.