Entre ces deux écoles, ou plutôt ces deux tendances historiques, l’école philosophique et l’école narrative, les critiques de 1830 faisaient une place à part à ce qu’ils appelaient l’école fataliste : elle était représentée par les deux historiens de la Révolution, Thiers et Mignet, dont les œuvres parurent en 1823 et 1824. – On lui donnait ce nom parce que l’un et l’autre voyaient dans la Révolution le développement logique de causes données ; que l’un et l’autre regardaient la Terreur comme un mal nécessaire : sans elle on n’eût pu sauver la patrie. « La résistance intérieure », disait Mignet, « a conduit à la souveraineté de la multitude, et l’agression du dehors à la domination militaire. » « La Révolution », écrivait Thiers, « prit enfin le caractère militaire, parce qu’au milieu de cette lutte perpétuelle avec l’Europe il fallait qu’elle se constituât d’une manière solide et forte. » « Le 18 Brumaire était nécessaire. » Et la parole suivante de Mignet résume bien les opinions communes et essentielles de l’un et l’autre écrivain : « Lorsqu’une réforme est devenue nécessaire, et que le moment de l’accomplir est arrivé, rien ne l’empêche, et tout la sert. »
Toutefois ni Thiers ni Mignet ne sont, tant s’en faut ! des théoriciens et des philosophes. Leurs livres ne rappellent rien moins que ceux de Guizot ou de Tocqueville. Quelques réflexions, assez banales, on le voit, à propos de chaque événement ; de vagues considérations au début et à la fin de l’ouvrage, et combien écourtées ! Trente pages sur dix volumes suffisent à Thiers pour exposer les causes de la Révolution, et il y a bien des assertions hasardées en quelques mots : « Les Barbares » (ce sont les premiers mots de Thiers) « établirent en Gaule leur hiérarchie militaire : l’autorité s’y partagea entre le chef féodal appelé roi, et les chefs secondaires appelés vassaux. » Et Mignet de même, tout au début : « Le roi n’était qu’un simple chef militaire ; la nation élisait son chef. Cette démocratie royale fit place, pendant le régime féodal, à une aristocratie royale. » Dans le courant de ces livres, vous ne trouverez aucune étude sérieuse sur les transformations administratives, les luttes sociales, les idées morales, l’état des provinces, et sur ce qu’on peut appeler la vie intérieure de la Révolution. Ce sont des narrateurs, et rien de plus, et, malgré la pensée qu’on a eu de les grouper en une école séparée, ils doivent être placés à côté et au-dessous de Thierry.
Thiers et Mignet se tiennent, comme lui, tout à fait à la surface des faits, tels que le récit peut en être assez aisément tracé à l’aide des mémoires et des comptes rendus officiels. Ils ont créé, ou plutôt ils ont popularisé cette histoire traditionnelle et classique de la Révolution, que les érudits de nos jours ont peine à déraciner de nos souvenirs.
Mais ces deux narrations, sans avoir la couleur et le charme qu’ont trouvés nos beaux conteurs historiques, se lisent avec facilité, souvent avec agrément. Mignet est froid, prudent, précis, presque déjà académique ; ses informations sont plus exactes. Thiers est plus irrégulier, plus jeune, avec, çà et là, des réflexions subites de colère, de tolérance, d’admiration, également naïves et bourgeoises : « La cocarde tricolore », dit-il quelque part, « est foulée aux pieds : ce fait a été nié, mais le vin ne rend-il pas tout croyable et excusable ? » Mignet n’est pas à l’abri de ces bourgeoisismes : « Heureux les hommes », s’écrie-t-il par exemple, « s’ils savaient s’entendre ! les révolutions se feraient à l’amiable. » Tous deux, malgré leur jeunesse (Mignet était né en 1796, Thiers en 1797), malgré leur origine méridionale (celui-là est Aixois, celui-ci Marseillais), malgré la fougue habituelle à leur vie d’avocat ou de journaliste, tous deux ont atténué le dramatique de la Révolution. Ils ont presque éteint la chaleur, la couleur, la variété et la vie qui rayonnent dans les documents de l’époque, ces œuvres passionnées de 1789. Dans la régulière canalisation de leur récit, tout se perd uniformément.