Donc, à l’heure qu’il est les Prussiens sont dans Paris. Ils passent sous l’Arc de Triomphe. Ils descendent l’avenue des Champs-Élysées, ils traversent la place de la Révolution, où ils rencontrent les statues de Strasbourg et de Metz ; ils passent sous l’ombre de l’obélisque, – cet obélisque qui a vu Moïse ! Ils longent le jardin des Tuileries ; les voici devant la Colonne, les voici devant l’Hôtel de Ville, les voici partout. Rien ne bouge. Suivant la barbarie du rite antique, le vainqueur a voulu fouler au pied le vaincu. Le vaincu n’est pas mort, mais il a l’immobilité de la mort. Que ce pied est lourd, et comment se fait-il que la terre ne tremble point ? Quoi ! l’Arc de Triomphe n’a pas croulé sur l’ennemi ! Quoi ! Napoléon ne s’est point précipité de sa spirale de victoires ! Quoi ! le vieil Arago n’était pas mourant sur le seuil de l’Hôtel de Ville ! Quoi ! Rochefort et Gambetta et Floquet et Razoua… Rien !
Pas plus de Razoua que de Trochu ; pas plus de Napoléon que d’autre chose ! Et si quelque aumônier prussien, catholique ou protestant, veut entrer dans l’ambulance du directeur des postes Rampont ou dans celle du pharmacien Cadet, interdites aux prêtres, ni le directeur Rampont, ni le pharmacien Cadet ne feront de difficultés. Arrière le Dieu catholique : mais le Dieu prussien passe partout.
Et nunc erudimini, nations de ce siècle savant ! et sachez qu’un peuple nourri de philosophie n’a pas de ville sainte. Paris est violé et n’en veut pas mourir ; et, comme Paris lui-même, le reste de la France en prend son parti. Ici, à Bordeaux, pendant que Paris a le pied du Prussien sur le ventre (on n’oserait dire le cœur), les théâtres et les cafés chantants vont leur train. Non, nous ne sommes pas seulement vaincus, nous sommes défaits, disjoints, épars.
Il y a quelque chose de moins dans l’organisme français. Nous ne mourons pas du sang sorti de nos veines, mais de celui que le poison philosophique y est venu décomposer. Un foyer s’est éteint et cesse de dévorer les principes de mort. Nous mourons plutôt suicidés qu’assassinés.
Cependant une espérance demeure ; il reste des âmes qui ne consentiront pas à mourir. Elles connaissent le principe de vie ; elles y ramèneront cette nation malheureuse. Il faudra bien qu’enfin la France comprenne sa propre histoire, voie enfin le seul signe de sa splendeur passé que tant de tremblements de terre ont laissé debout.
Le passage des Prussiens dans Paris nous découronne de toute gloire humaine. Force matérielle et intellectuelle, gloire d’esprit, gloire de la pensée, gloire historique, tout cela n’est plus qu’un souvenir du passe afflige de honte. Quelle chose purement humaine porte un nom qui par lui-même nous promette un avenir ! Il n’y a pas plus d’avenir sur la colonne de Juillet que sur la colonne impériale, et le Versailles de Louis XIV a subi le même affront que le Paris de Napoléon III et d’Arago. La croix seule reste ; c’est elle seule que les outrages de notre histoire n’ont point abaissée et n’ont point rendue stérile. Nous avons vu rouler dans la défaite tout ce qui s’est détaché de la croix.
La croix, qui est le grand passé, est aussi le grand avenir. Elle est l’honneur, elle est le bon sens, elle est l’ordre, la discipline ; elle est l’amour et l’intelligence du sacrifice ; elle est tout ce qui nous a manqué et tout ce qui nous manquera le plus et de plus en plus au monde.
La croix est encore avec nous. Si nous la voulons garder, soyons tranquilles : la Prusse ne nous l’emportera pas, et la France au tombeau n’est cependant qu’endormie.
Marthe, s’adressant au Maître lui dit : Seigneur, si vous aviez été là, mon frère ne serait pas mort. Jésus répondit : Tu verras la puissance de Dieu : ton frère vivra.
Que ceux qui veulent espérer avec nous relisent cet Évangile de la vie ; qu’ils s’étudient à comprendre le commandement qui leur est fait d’ôter la pierre. Ils entendront bientôt la voix qui fait obéir même la mort et l’oblige d’abandonner sa proie déjà entamée.