De la Gaule à la France

« Quel espoir y a-t-il d’arriver à la connaissance de ce passé lointain ? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siècles avant notre ère ? Quel souvenir peut nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte écrit ?

« Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l’homme. L’homme peut bien l’oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu’il est lui-même à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques antérieures. S’il descend en son âme, il peut y retrouver et distinguer ces différentes époques d’après ce que chacune d’elles a laissé en lui. »

C’est ainsi que Fustel de Coulanges a commencé La Cité antique ; c’est par ces paroles qu’il annonçait son dessein de reconstituer les croyances et les institutions primitives des Grecs et des Romains, ou, plutôt, des ancêtres communs dont l’un et l’autre peuple étaient descendus.

Mais ce qu’il a dit en ces termes du monde antique et de l’âme humaine, est également vrai de la France, de notre France d’aujourd’hui. Dans ce qu’elle est, corps et esprit, on peut retrouver la trace de nos aïeux les plus anciens. De ce qu’ils ont fait pour conquérir et cultiver le sol, façonner l’outillage du travail et du combat, éduquer l’intelligence, la volonté et le cœur, disposer les hommes en sociétés durables, de tout cela il existe encore des ves­tiges visibles à la surface de notre terre, des éléments éternels à l’intérieur de notre vie morale.

La France est l’œuvre de dizaines de siècles et de mil­lions d’hommes. De la même manière que les plaines à blé de la Beauce ou de la Bourgogne doivent leurs sillons originels aux générations inconnues des temps préhisto­riques, de même les habitudes sociales qui nous groupent pour l’amour et la défense de ces moissons remontent à des germes déposés par ces premières générations. Et si les siècles qui les ont suivies ont perfectionné la culture du sol, ils ont également suscité des motifs nouveaux d’union et d’accord à la société humaine qui devait devenir notre patrie.

Elle est, cette patrie, le résultat d’une longue, lente et patiente élaboration. Ce n’est point la Révolution qui a créé la France, et ce n’est pas davantage la Monarchie. Nous ne sommes pas uniquement les fils intellectuels du Moyen Âge chrétien ou de la Rome latine, et nous n’avons pas non plus le droit de revendiquer pour notre ascen­dance seulement les Celtes ou les Ligures. Mais chacune de ces périodes ou chacun de ces états politiques a con­tribué à nous faire ce que nous sommes. Pour qu’il se soit bâti une terre de France et que nous devenions des Français, il a fallu un interminable travail humain, qui a commencé dès le jour où les hommes ont apparu sur notre sol, et qui dès lors ne s’est point interrompu. Et nul ne peut affirmer que ce travail soit achevé, et que les siècles à venir n’apporteront pas un trait nouveau à la figure de la France, une richesse imprévue à son terroir, un devoir de plus à sa vie. Car je suis de ceux qui croient que les destinées nationales de la patrie française commen­cent à peine, si long que soit le passé qui fut nécessaire à sa formation.

Camille Jullian, extrait De la Gaule à la France, 1922.