Il y aura vingt ans d’ici quatre mois que la guerre a éclaté et, depuis ce temps-là, les sociétés humaines ont subi des changements si profonds qu’on se croirait, au printemps de 1934, séparé du printemps de 1914 par plus d’un siècle. Et si l’on essaie de définir cette différence, on sera sans doute d’accord pour reconnaître qu’elle consiste essentiellement dans la disparition de la liberté individuelle.
Les hommes ont-ils perdu le goût d’être libres ou bien n’en ont-ils pas plutôt perdu le moyen ? La liberté ne serait-elle pas un luxe comme un autre, et peut-être le premier des luxes ? Un jeune homme d’aujourd’hui aura peine à comprendre l’état social que décrivait Maurice Barrès lorsque, parlant de l’un des héros des Déracinés, il disait que celui-là possédait les trois mille francs de rente qui, au dix-neuvième siècle, assuraient l’indépendance…
L’indépendance, qui donc sait encore ce que c’est ? Un simple vestige du passé !
L’idée de liberté est une idée bourgeoise qui reposait sur la richesse publique et sur la stabilité de cette richesse. Sans être un adepte de la conception matérialiste de l’histoire, on s’aperçoit aisément que des conditions économiques nouvelles déterminent un état social, moral et politique nouveau. Mais les conditions économiques elles-mêmes ont changé par l’effet de grands événements. Il en avait fallu, par exemple, pour amener le régime féodal. C’était le temps où, dans l’inquiétude de tous les jours, la liberté n’avait plus aucune valeur pour la masse des hommes qui se « recommandaient » à des individus plus énergiques et plus puissants chargés de les protéger, l’État n’étant plus assez fort pour garantir seulement la sécurité de l’existence.
Aujourd’hui, c’est à l’État que chacun se recommande. Il est inutile d’insister sur ce point. L’industrie, le commerce, l’agriculture rivalisent pour réclamer sa protection. L’épargne, elle-même, cette imprudente, se place sous sa garde, et l’épargne ne se distingue pas du capital qui se rend ainsi prisonnier.
Il résulte de là que l’État en arrive à tout réglementer et à tout diriger à la demande des intéressés eux-mêmes. Les citoyens d’autrefois ne souffraient plus d’être des sujets. Ceux d’aujourd’hui sont devenus des « assujettis ». Peu importe que cela s’appelle socialisme, étatisme, corporatisme ou économie dirigée. Peu importe que l’exemple vienne de Russie, d’Allemagne, d’Italie ou d’Amérique. C’est ce que nos pères appelaient du caporalisme. Volontairement ou bien écrasés par les circonstances, l’individu a abdiqué en échange d’une protection. Il se livre aux protecteurs, et, souvent, quels protecteurs !
À cette disparition de la liberté individuelle, comment veut-on que ne corresponde pas le crépuscule de la liberté politique ? Encore une chose que le dix-neuvième siècle savait bien. C’était alors un lieu commun de dire que le socialisme engendre le césarisme. Pour être banal, il n’en était pas moins vrai. Et il n’y a pas lieu de s’étonner si le développement monstrueux de l’étatisme favorise aujourd’hui l’éclosion des idées de dictature là même où on les attend le moins.
Il semble que partout les peuples se ruent dans la servitude. Ils ont bafoué l’autorité et ils tombent dans la tyrannie. On a été frappé par les excès du libéralisme et l’on passe au régime de la termitière.
La question est de savoir si le peuple français s’en défendra mieux qu’un autre. En tout cas, il est probable qu’il en reviendra plus tôt qu’un autre. Il y a des courants qui s’établissent à travers le monde, des mots mêmes qui deviennent contagieux parce que les conditions de la vie tendent à se ressembler presque partout. Le mouvement inverse viendra. On trouvera alors que l’individualisme français, qui a toujours existé, avait du bon. Et ce sont peut-être ceux qui n’ont pas été libéraux, quand c’était la mode, qui relèveront la cause de la liberté individuelle. Renan n’a-t-il pas dit que tout passé frappé d’une sentence excessive devenait le principe d’une renaissance ?
Le Capital, 21 mars 1934.