Le président de la British Legion ayant eu l’idée d’envoyer une députation à Berlin en a demandé l’autorisation au prince de Galles qui l’a approuvé en ces termes : « J’ai le sentiment que personne n’est plus qualifié pour tendre aux Allemands la main de l’amitié que nous autres, anciens soldats du front, qui avons combattu contre eux pendant la guerre mondiale et qui, aujourd’hui, avons tout oublié de ce passé. »
Nous nous permettons très respectueusement d’être d’un autre avis que le futur roi d’Angleterre.
Ce serait sans doute une plaisanterie indécente d’observer que, si tout est oublié, la British Legion n’a qu’à se dissoudre, étant donné que, par son existence même, elle rappelle des épreuves pénibles.
Quelque chose de plus sérieux semble échapper à l’attention. L’apôtre de la paix, Aristide Briand lui-même, n’y avait pas pensé quand déjà, avec Stresemann, il parlait de la camaraderie de ceux qui s’étaient durement entre-choqués sur la ligne de feu.
Que font les soldats qui furent ennemis et qui fraternisent ? D’abord, comme leurs associations elles-mêmes, ils entretiennent le culte du passé au lieu de l’abolir par le silence. Ils semblent même éprouver un certain plaisir à évoquer la gloire des combattants. C’est le mot héroïque de l’Énéïde : « Peut-être, un jour, vous sera-t-il agréable de vous rappeler ces choses », ou, en traduction vulgaire : « Si vous en revenez, cela vous fera des souvenirs. »
Mais surtout ces anciens combattants qui se serrent la main idéalisent la guerre. Ils effacent ce qu’elle a eu de laid. Ils la font paraître sous l’aspect généreux et noble. Ils exaltent le sentiment de l’honneur militaire. Ils ressuscitent la chevalerie.
Pendant les hostilités, le kronprinz faisait des politesses aux généraux français qui commandaient en face de lui et leur envoyait son portrait avec une dédicace aimable. Alors, ces marques d’estime par-dessus les tranchées étaient mal reçues, On répondait : « Pas de Fontenoy ! Messieurs les Allemands, il ne fallait pas tirer les premiers. Votre guerre n’est plus la guerre courtoise ni la guerre en dentelles. »
Est-ce qu’à son insu le prince de Galles ne serait pas, comme son cousin Hohenzollern, sous l’influence des vieilles traditions ? Il est beau que de vieux adversaires s’honorent à la façon des Russes et des Français après le siège de Sébastopol. C’est peut-être trop beau car c’est le moyen d’honorer et d’offrir en exemple ce qu’ils ont fait, sans compter que le salut de l’épée suppose qu’on tient encore l’épée.
Candide, 20 juin 1935.