En 1789, une grande dame entendit dans la rue un passant qui disait du mal de M. Necker. Elle fut tellement indignée qu’elle se jeta à coups d’ombrelle sur le détracteur du grand homme.
Sans que l’enthousiasme pour M. Caillaux aille aussi loin, on l’a beaucoup comparé à Necker. Il ne déteste pas cette comparaison. Et il y a toujours eu dans la société française des gens pour croire au « sauveur », n’importe lequel. Sans doute, nous pourrions trouver quelques différences entre Necker et M. Caillaux. Ainsi la femme de Necker, austère protestante, n’avait tué personne. Necker, qui était financier, était en même temps bon écrivain et homme d’esprit. Il avait écrit un Eloge de la sottise qui ferait honneur à plus d’un moraliste. Et la sottise c’est peut-être de s’imaginer que M. Caillaux réussira mieux que M. Necker.
Tout le monde sait que les finances allaient mal en 1789 et que ce fut une des causes de la Révolution. Personne ne voulait payer d’impôts. Personne ne voulait subir de réductions et de sacrifices. Les porteurs de rentes sur l’État, devenus très nombreux, craignaient de ne plus être payés. Les « capitalistes », comme on les appelait déjà, avaient vu avec plus que de la bienveillance la prise de la Bastille qui servit à faire rappeler Necker. On retrouvait le sauveur. Enfin on échappait à la menace des taxes et de la banqueroute. Necker jouissait d’une confiance illimitée.
Combien de temps dura ce beau rêve et comment finit-il ?
Lorsque Necker parut devant l’Assemblée, on attendait de lui un programme merveilleux et des paroles décisives. Il dit ce que tous les ministres des Finances disent en pareil cas : « La situation est sérieuse. Elle n’est pas désespérée. Il y a un déficit. Il n’est pas si grand qu’on l’a prétendu et il est possible d’en triompher. »
Comment ? Necker avait un programme. Toujours le même, parbleu ! Diminuer les dépenses, augmenter les recettes. De ceci, de cela, on pouvait tirer des suppléments de ressources. Necker disait que les grandes sociétés d’affaires (la Compagnie des Indes était alors la plus célèbre) ne payaient pas assez : M. Caillaux a parlé aussi, dans quelques discours récents, des banques et des assurances. Bref, tous les petits moyens auxquels on songe en pareil cas étaient énumérés. Et Necker s’écriait en terminant : « Quel pays que celui où, sans impôts, et avec de simples objets inaperçus, on peut faire disparaître un déficit qui a fait tant de bruit en Europe ! »
Après ce discours d’inauguration, l’Assemblée était déjà refroidie, le public un peu déçu. Necker disait : « Pas d’impôts. » Mais il annonçait, pour commencer, qu’un des remèdes les plus faciles serait « d’assujettir à une retenue la totalité des rentes ou des intérêts dont l’État est grevé ». En d’autres termes, l’impôt sur la rente dont M. Caillaux était déjà partisan avant la guerre. Les rentiers de 1789 commencèrent à faire la grimace.
Mais la partie vraiment faible du programme de Necker était ailleurs. Il cherchait l’assainissement financier. Il ne voyait pas que l’obstacle à cet assainissement était dans la politique. Il ne voyait pas qu’il s’adressait à des élus et qu’il aurait affaire tout de suite à la démagogie. Un historien a peint cette situation en termes qui seront vrais demain : « Le roi (mettons Painlevé au lieu de Louis XVI), par passivité et paresse d’esprit, le ministre, par une confiance exagérée dans ses talents et dans son prestige, n’avaient pas songé à se demander quelles pourraient être les exigences de l’Assemblée et s’il leur serait possible de la conduire. »
C’est pourquoi le fiasco de Necker fut rapide. Son discours, son programme ne remplissaient pas le Trésor. Il fallut demander de nouvelles avances à la Caisse d’Escompte, autrement dit à la Banque de France. En attendant la réalisation des promesses merveilleuses, la pénurie de l’État augmentait, les contribuables se dérobaient. On veut jeter du lest dans la nuit du 4 août : la foule comprend que l’abolition des privilèges, c’est la permission de ne plus payer l’octroi ni le percepteur. Le gouvernement est faible. Le désordre s’aggrave. Necker commença à se plaindre de l’émigration des capitaux, et aussi des personnes, qui suivaient leurs capitaux.
Il fit appel à la bonne volonté. Il conçut la « contribution patriotique ». On lui apporta, dit l’histoire, « des boucles de souliers et des pinces à sucre ». Alors ce fut l’impôt sur le capital, dit contribution du quart. On chansonna Necker et un mari trompé offrit sa femme :
Je veux faire beaucoup, messieurs, pour la patrie. Voici ma femme : elle est jeune et jolie, Elle inspire l’amour autant que l’amitié. Vous demandez mon quart : Non. voici ma moitié.
L’impôt sur le capital avait été bâclé. On s’aperçut qu’il n’était rien demandé à qui avait 400 livres. Celui qui en avait 500 devait en payer 125, c’est-à-dire qu’il lui en restait 375. Alors la confiance dans le grand technicien disparut. La. contribution du quart ne fut jamais payée.
Comment tout cela finit-il ? Par l’inflation. Par les assignats. Necker se débattit quelque temps contre l’Assemblée. Son impopularité grandit. Le 3 septembre 1790, il donnait sa démission et quittait Paris sous les huées. Reconnu sur la route et arrêté – comme Louis XVI à Varennes – il dut être protégé par la force publique.
Le « sauveur » avait franchi le Rubicon. Seulement, il l’avait franchi dans le sens qui l’éloignait du triomphe et de Rome. Et il ne laissait derrière lui que le gâchis.
La Liberté, 22 avril 1925.