L’expérience de libéralisme avancé que vient de faire l’Espagne n’a pas été heureuse. Et c’est même son auteur qui en a payé les frais de son propre sang. L’assassinat de M. Canalejas nous oblige à nous rappeler que l’Espagne a connu, voilà une quarantaine d’années, une période où son gouvernement fut d’un libéralisme tout à fait extrême et même si complet que ce gouvernement était républicain. Et la République espagnole ne fut pas peu sanglante. « L’Espagne est un bagne en liberté, espana es une presidio suelto, » disait à ce moment-là O’Donnel, d’un mot qui est resté fameux.
Que les Espagnols se souviennent de la leçon de 1873. Le crime de mardi le leur remettra en mémoire, et qu’ils se gardent de rouvrir le bagne !
Amédée de Savoie ne se sentait pas à sa place sur le trône d’Espagne qui ne doit plus appartenir à d’autres qu’à des Bourbons. Aussi s’en était-il allé, très simplement, dès que les difficultés qu’on lui faisait étaient devenues trop graves, quittant le Palais-Royal pour la Fonda de Paris et envoyant à son père le télégramme fameux : « Tout est fini ; écrirai ; Amédée. » Si précaire fût-elle, la monarchie de don Amadeo maintenait encore en Espagne au moins l’ordre dans la rue. Lui parti, ce fut le gâchis complet. Oh ! elle est aussi courte que lugubre, et même que ridicule par endroits, l’histoire de la République espagnole.
D’abord, avec l’« aurore de la liberté », on s’était grisé d’éloquence. Le gouvernement provisoire était composé de hâbleurs d’une force extraordinaire et d’une endurance à toute épreuve. Don Emilio Castelar était le plus infatigable assembleur de nuées de la bande. Don Desiderio de la Escosura eut beau lui dire un jour, à ses amis et à lui-même : « Vous êtes des imbéciles », ces imbéciles avaient la langue si bien pendue que, des journées durant, ils tinrent à la foule des discours enflammés qui déchaînaient l’enthousiasme. Castelar, c’était le Jaurès de son pays et de son temps. Observons seulement que les conservateurs espagnols étaient – et sont même, j’espère, restés – moins naïfs que les nôtres. Aux Cortès, au lieu d’écouter avec une admiration béate l’homme sonore, ils avaient l’habitude, dès que le grand parleur faisait mine de les attaquer, de crier tous ensemble : « Bravo Castelar ! Vive don Emilio ! Vive le premier orateur du monde ! » Alors le Jaurès madrilène, insensible à l’ironie, s’amadouait, tel le corbeau flatté par le renard.
Devant la foule, don Emilio et ses amis n’avaient pas à craindre d’être raillés. Ce furent, pendant quelques jours, des orgies d’éloquence, après quoi la République fut fondée. Et la conviction de beaucoup de braves gens, à Madrid, et dans quelques grandes villes, fut que la République n’était pas du tout le monstre d’anarchie qu’on se figurait et qu’on redoutait, puisque tout se passait en paroles généreuses.
C’était la lune de miel qui fut terriblement courte et suivie d’une autre lune qu’on ne peut même pas appeler rousse, car elle fut rouge, d’un rouge de sang.
Le pouvoir étant passé aux mains de don Francisco Pi y Margall, irrespectueusement surnommé el Rey Pi Pi, on vit d’abord la plus affreuse confusion régner dans le pays où les partis et les factions poussèrent comme champignons après la pluie sous l’effet du régime républicain. Il y avait, indépendamment des monarchistes, des républicains de toutes les nuances, fédéralistes, serranistes, fédéralistes parlementaires, fédéralistes dictatoriaux, socialistes, « à l’américaine », réformistes, intransigeants, etc. Il y avait aussi les républicains unitaires dont le groupe ne comptait qu’un seul membre, mais qui faisait du bruit comme mille. Il y avait encore les fédéraux, parmi lesquels le groupe des « fédéraux agissants » qui se recrutait parmi les échappés de prison et qui fut bientôt le parti le plus puissant et le plus remuant de toute l’Espagne.
Un triste jour, le monde apprit avec horreur les exploits auxquels ces républicains purs et intégraux s’étaient livrés à Alcoy. Dans cette petite ville, l’alcade, les membres de la junte et dix-neuf gardes civils avaient été affreusement torturés par les « intransigeants », qui avaient largement dépassé les exécutions sommaires de la Commune de Paris, puisque c’est à la foule elle-même qu’ils livraient leurs victimes pour les faire écharper, et que de leurs propres mains ils avaient plongé le conseiller Carmelo Garcia dans un bain de pétrole enflammé…
Les massacres d’Alcoy sont restés comme une tache indélébile sur la République espagnole à qui ce bain de pétrole ne porta pas bonheur, du reste, car elle expira peu après. Mais que les Espagnols d’aujourd’hui se méfient : l’assassinat de Canalejas prouve que les atrocités d’Alcoy ne demandent, pour recommencer, que beaucoup de discours très éloquents, abondants en nuées libérales, ainsi qu’en 1873.
L’Action française, 14 novembre 1912