Théophile Gautier

Théophile Gautier a écrit quelque part : « Il est rare qu’un poète, qu’un artiste soit connu sous son premier et charmant aspect ; la réputation ne lui vient que plus tard, lorsque déjà les fatigues de la vie, la lutte et les tortures des passions ont altéré sa physionomie primitive. Il ne laisse de lui qu’un masque usé, flétri, où chaque douleur a mis pour stigmate une meurtrissure ou une ride. C’est de cette dernière image, qui a sa beauté aussi, dont on se souvient. » Ne croirait-on pas entendre Théophile Gautier parler de lui-même, et ces lignes-là ne devraient-elles pas servir d’avertissement à tous les articles qu’on a publiés sur son compte, ces temps-ci, à l’occasion de son centenaire ? Le Théophile Gautier bouillant, généreux, un peu exalté de la première d’Hernani, le rapin, le fantaisiste, l’homme d’esprit – toutes ces images sont recouvertes par l’image uniformément douloureuse que s’acharne à tracer de lui la chronique.

Il est vrai que Théophile Gautier est mort triste. Il est mort peu de temps après la guerre et nos défaites. L’invasion, le siège, et puis la guerre civile, Paris en feu, l’avaient frappé. Il dit plusieurs fois à Gustave Flaubert : « Je crève de la Commune. » Et Flaubert, renchérissant, ajoutait en rapportant le mot à George Sand : « Il est mort de la charognerie moderne. » Et l’on va répétant aussi que les jours de Théophile Gautier, poète fait pour le luxe, la méditation, l’œuvre d’art polie à loisir, ont été empoisonnés par le souci du pain quotidien, par les dures corvées du feuilleton. Il ne serait pas mort seulement de la Commune. Il aurait succombé à la peine, à force de tourner la meule du journalisme.

De-ci de-là, je viens de relire pas mal de pages de Théophile Gautier. Et je me suis convaincu qu’il n’était pas vraisemblable que le journal dût être pour lui un si redoutable instrument de supplice. D’abord parce que Gautier était un excellent journaliste. Ses feuilletons sont bien meilleurs que ses poèmes. La moindre de ses chroniques est de cent piques au-dessus d’Albertus ou l’âme et le péché. Quelques-uns de ses livres les plus agréables à feuilleter sont faits d’articles réunis. Et ces articles, il les écrivait avec une maîtrise parfaite, tandis que les grandes œuvres qui lui demandaient tant de peine semblent bien souvent dépasser ses forces. Ainsi, la seconde partie de ce Capitaine Fracasse, qu’il eut tant de mal à mettre sur pied et qui ne vit le jour que trente ans après avoir été annoncée, cette seconde partie n’a plus ni le brillant, ni la verve, ni le pittoresque de la première, et l’on y sent, à mesure que l’on tourne les pages, que l’auteur s’ennuie, oh ! mais qu’il s’ennuie comme jamais compte rendu de vaudeville ou de mélodrame ne l’a ennuyé.

Et je suis assez disposé à ne plus trop prendre au tragique, désormais, les plaintes de Théophile Gautier sur le journal vampire. Il se plaignait comme tous les hommes se plaignent de ce qu’ils font, ceux surtout qui ont un peu d’imagination, le goût du changement, et aussi un peu le goût de rêvasser et de ne rien faire. Mais au fond, je crois que Théophile Gautier ne devait pas tellement détester sa profession de feuilletoniste. On ne peut pas détester ce qu’on fait avec succès et avec talent, et Gautier a été un merveilleux chroniqueur. Il possédait le métier comme personne. Et s’il n’avait pas ça dans le sang, il l’avait du moins dans la plume et dans l’encre.

Il parle, justement dans la préface de son Capitaine Fracasse, de « cette vie parisienne dont le tourbillon entraîne les plus fortes volontés ». En l’entraînant, le tourbillon ne semble pas lui avoir fait boire un flot trop amer. Paris, le boulevard, le théâtre le tenaient bien plus que ce chercheur d’exotisme ne s’en doutait lui-même.

Il a fini par mettre les Variétés et le Gymnase jusque dans ses Émaux et Camées. Et pendant ces voyages aux pays du pittoresque et de la lumière, pour lesquels il semblait partir comme pour une délivrance, le feuilleton montait en croupe et galopait avec lui. Je viens d’ouvrir son très spirituel Voyage en Espagne, l’Espagne, « pays où nous avons nos châteaux », disait-il aimablement. Il faut le lire pour croire à quel point Théophile Gautier s’y montre poursuivi par la pensée de Paris et des foyers de théâtres, comme les mots de Parisien et les comparaisons de boulevardier accourent sous sa plume. C’est très agi, c’est très « journal », c’est très peu à la pose du grand art. Et le pli est tellement bien pris qu’à l’Escurial ou au Généralife, Gautier semble toujours assis dans son fauteuil de critique dramatique. Tout lui rappelle le théâtre : une manola en mantille et en robe courte et à l’éventail rouge, rencontrée par hasard, le fait songer au costumier Duponchel, à un déguisement d’opéra. Au bal, une femme « en basquine de satin rose » lui paraît « Fanny Elssler dans le Diable boiteux ». Devant les reliques du Cid il cherche une querelle de romantique à Casimir Delavigne et avertit M. Anténor Joly que « la mise en scène du théâtre de la Renaissance est inexacte ». Et comme le hasard le fait assister un jour à une représentation d’Hernani, traduit en espagnol, il reprend avec empressement le sceptre de la critique et c’est tout un feuilleton qu’il écrit sans en être prié.

Il a même écrit un jour une page émue, une page lyrique, inspirée par son métier de journaliste. On la trouvera dans la suite de souvenirs et de portraits qui forme l’Histoire du romantisme. C’était après la mort de Mme Dorval, – Dorval qu’avait aimée Vigny, – et Gautier, qui ne connaissait que l’actrice et non la femme, lui fit une touchante oraison funèbre, où il évoquait ces comédiennes qui sont pour le critique comme des « maîtresses idéales, les seules peut-être qu’il puisse aimer » et qu’il concluait ainsi : « Les vers d’Alfred de Musset :

S’il est vrai que Schiller n’ait aimé qu’Amélie,

Gœthe que Marguerite et Rousseau que Julie,

Que la terre leur soit légère, – ils ont aimé !

Ces vers, disait Gautier, s’appliquent tout aussi justement aux feuilletonistes qu’aux poètes. »

Et nous ne croyons pas que Théophile Gautier ait pu souffrir d’une profession comprise ainsi.

L’Action française, 7 septembre 1911.