La doctrine de Turgot

Le deuxième centenaire de Turgot est tombé en mai 1927, et quelques personnes auraient voulu qu’il fût dignement célébré. C’est l’occasion de mettre au point ce qu’on doit penser d’un homme dont le nom reste, dans l’histoire, associé à la chute de l’ancien régime.

En général, on présente Turgot comme un « pré-révolutionnaire » et l’on blâme Louis XVI de s’être privé des services de ce réformateur. Il faudrait d’abord choisir entre lui et l’indépendance des États-Unis. Turgot estimait que l’état des finances ne permettait pas de soutenir une guerre. Il avait raison, car celle qui affranchit l’Amérique aggrava la crise financière dans des proportions ruineuses. Il avait annoncé qu’il s’en irait au premier coup de canon, ce qu’il fit. Il ne faut pas le mettre dans la même catégorie que La Fayette.

Mais le principal tort de Louis XVI fut, ayant pris Turgot, de ne pas continuer dans la voie que ce ministre traçait ou qui, plutôt, continuait celle que Louis XV avait ouverte. Nous avons expliqué cela dans notre « Histoire de France ». Turgot représentait le progrès par en haut, le « despotisme éclairé ». Il était de ceux qui pensaient que, pour moderniser l’administration, le pouvoir devait être fort. C’est ainsi qu’il s’était rendu célèbre comme intendant du Limousin. La tradition des intendants, celle de Richelieu, était une des traditions de l’ancien régime, l’autre étant celle des Parlements.

Tout cela s’était fameusement embrouillé au XVIIIᵉ siècle où l’on vit, à la suite de Montesquieu et de sa théorie des corps intermédiaires, les esprits libéraux prendre fait et cause pour les Parlements qui, par fonction et raison d’être, défendaient d’autre part tout ce que le libéralisme attaquait sous le nom de privilèges, d’abus et de routine. Voltaire ne sut jamais, et ses contradictions en témoignent, s’il devait être pour les Parlements, limitateurs du pouvoir absolu, ou contre les Parlements réactionnaires, obstacle aux réformes et au progrès.

De même qu’il faut choisir entre Turgot et La Fayette, il faut choisir entre Turgot et les Parlements.

Aussi hésitant que Voltaire, Louis XVI ne sut pas choisir ou, plutôt, quand il eut rappelé le Parlement de Paris et défait ce que Louis XV et Maupeou avaient fait, il choisit contre Turgot. Le problème du gouvernement que Louis XV avait cru résoudre en brisant la résistance des cours souveraines, redevenait insoluble ou, du moins, l’unique issue fut dès lors et devait être de recourir à l’arbitrage des États généraux, d’où l’explosion.

Nous savons que l’on peut tout contester et que l’on conteste en particulier que Louis XV ait vu aussi loin. Mais tous les conseils que Turgot donnait à Louis XVI et que l’on a réédités ces temps-ci revenaient à ceci : « Faites-vous obéir ; ne souffrez pas qu’un corps de magistrats, protecteurs patentés des intérêts privés, des droits particuliers et des situations acquises, empêche des réformes que la monarchie a pour rôle de réaliser, car voilà huit cents ans qu’elle dure en se transformant en même temps que la France, et toujours à la tête du mouvement ».

Si Turgot avait une doctrine politique, elle était autoritaire. Le prendre pour un libéral est un contresens. Mais, au XVIIIᵉ siècle, le contresens a été partout et il persiste dans l’esprit des historiens et des commentateurs.

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