La notion de dictature au XVIIIᵉ siècle devait forcément subir des modifications importantes, causées non seulement par les idées nouvelles, mais, au moins autant, par les exemples vivants, qui sont d’un autre pouvoir.
Ce siècle si hardi en matière religieuse et en matière sociale respecta presque toujours, contrairement à ce que l’on croit, l’ordre établi en politique, tant qu’il s’agissait de principes généraux. Les critiques ne portaient guère que sur les détails, – détails, il est vrai, d’importance. Mais il ne faudrait point croire que l’on attaquât, par exemple, l’institution royale. Bien que les Encyclopédistes n’aient pas toujours dit tout ce qu’ils pensaient dans leur for intérieur, et qu’ils aient été tenus, sur plusieurs points, à quelque réserve, il y a de fortes raisons de penser qu’il se trouvait peu de républicains parmi eux.
Même pour Diderot, la chose est assez douteuse. Quant à Voltaire, il est trop certain qu’il préférait le pouvoir personnel. Il n’a pas été pour rien l’apologiste du siècle de Louis XIV et du siècle de Louis XV. Jean-Jacques Rousseau lui-même, l’auteur du Contrat Social, d’ailleurs en contradiction d’humeur et d’idées avec Voltaire, modérait beaucoup ses principes genevois lorsqu’il s’agissait non plus de légiférer dans l’absolu, mais de donner une consultation aux « peuples » qui lui demandaient une constitution : les Corses ou les Polonais. D’ailleurs, s’il était plein d’estime pour la forme républicaine du gouvernement, il pensait qu’elle ne peut guère convenir qu’aux petits pays, et la déconseillait formellement pour une grande nation comme la France. On trouve du reste, dans le Contrat Social même, une apologie de la dictature.
Au fond, les philosophes du XVIIIᵉ siècle étaient surtout pour le progrès, pour les « lumières » qu’il fallait imposer par voie d’autorité à la foule imbécile attachée aux vieux préjugés, à ceux de la religion en particulier. On admirait l’Angleterre mais sans beaucoup de sincérité. L’anglomanie a toujours existé en France. Un peu plus tard Franklin et la démocratie américaine excitèrent beaucoup d’enthousiasme à la façon du « tout nouveau tout beau » et parce que ces choses se passaient dans un pays jeune et lointain. De tête et de cœur, les réformateurs, dans leur ensemble, admiraient beaucoup plus les modèles que donnait alors l’Europe, ceux du « despotisme éclairé ».
Le dix-huitième siècle, en effet, a vu naître une forme toute particulière de monarchie, qui, de même que dans la personne de Louis XIV, peut sembler unir en un seul être les prestiges de la royauté et ceux de la dictature. Et même, pour les philosophes qui admirent les princes couronnés de l’Europe orientale ou centrale, il est trop certain que les prestiges de la dictature l’emportent sur ceux de la royauté.
Car peu importent pour eux la tradition, les bienfaits de la durée et de l’hérédité monarchiques. L’essentiel est dans la politique suivie par une personne, par une individualité forte, qui, soutenue par les lois de la raison, s’impose à tous. C’est ainsi qu’aux hasards de l’élection, les philosophes ont été amenés à préférer une autre sorte de hasard, un hasard de la naissance qui n’a pas beaucoup de rapports avec la monarchie véritable, et place de temps en temps sur le trône un ami des lumières et du progrès. C’est ce que Renan, plus tard, appellera le « bon tyran ».
Naturellement, la théorie comptait moins que les exemples, – et les exemples n’étaient peut-être pas toujours très bien compris. Car il semble bien que dans la collaboration indéniable des rois et des philosophes, les rois aient eu le dessus et se soient beaucoup plus habilement servis des philosophes que ceux-ci ne se sont servis des rois. Mais enfin, Frédéric II de Prusse, la grande Catherine de Russie, et Joseph II, successeur de Marie-Thérèse aux divers trônes de Bohême et de Hongrie et au titre toujours vénéré de l’ancien Saint Empire Germanique, furent pendant de longues années des sortes de figures votives de la dictature couronnée, auxquelles les philosophes adressaient leurs prières raisonnables et même rationalistes.
Il est assez difficile de savoir ce qu’était un despote éclairé, car jamais la théorie de cette forme toute particulière de gouvernement n’a été bien clairement établie. Avant tout, le despote éclairé, guidé comme il convient par les lois de la philosophie naturelle, devait s’opposer à l’Église. Sur ce point, les philosophes eurent toute satisfaction : Frédéric II était luthérien, Catherine II était impératrice d’un pays orthodoxe, où la religion jouait un rôle immense et profond, mais où il était aisé, à cause de l’ignorance du clergé, de lui interdire tout empiètement trop grave. Quant à la famille des Habsbourg-Lorraine, il est certain que Marie-Thérèse, qui pleurait sur le partage de la Pologne, en prenant quand même sa part, était beaucoup trop pieuse. Aussi lui préféra-t-on de beaucoup son fils, Joseph II, qui parut même pendant son règne, et principalement lors de ses démêlés avec la papauté, le modèle et l’incarnation du souverain anticlérical.
Ce point était le seul auquel tinssent véritablement les philosophes. Ils ne s’apercevaient peut-être pas que cet anticléricalisme ne faisait en réalité qu’accroître la puissance de leur despote. Qu’importait, pourvu que l’on pût expulser les Jésuites du Portugal et d’ailleurs, et enfin, grande victoire de la pensée libre, faire dissoudre leur ordre par le pape lui-même.
Cependant, les princes illuminés par la raison, donnaient d’autres satisfactions. Catherine faisait venir Diderot en Russie, et lui demandait des conseils pour l’instruction des moujiks. Ces conseils restaient d’ailleurs lettre morte, et la plupart des réformes sociales auxquelles s’attachèrent les despotes éclairés du XVIIIᵉ siècle semblent bien avoir été surtout destinées à accroître leur réputation auprès d’amis assez peu exigeants et qui se chargeaient de la publicité.
Ce qui fait le véritable caractère d’une impératrice aristocrate comme Catherine de Russie, d’un roi absolu comme Frédéric, ce cynisme à peu près constant, cette admiration sans retenue d’une force intelligente, était sans doute assez bien compris de l’époque qui avait produit ces étonnants exemplaires d’humanité politique. Mais on en parlait peu. On ne cherchait pas à comprendre comment, à la suite de Rurik, d’Ivan et de Pierre, Catherine prenait place avant tout dans la lignée des assembleurs de la terre russe, et l’on ne pensait pas que son philosophisme n’était qu’une apparence, un trompe-l’œil. On ne cherchait pas à comprendre que Frédéric II était beaucoup plus un fondateur d’Empire qu’un roi philosophe, et seuls peut-être le savaient en France le roi Louis XV et ses ministres qui, contre le gré de l’opinion, recherchaient l’alliance autrichienne et devinaient la redoutable ascension de la Prusse.
On flattait les princes étrangers proposés à l’admiration des foules d’avoir admirablement compris – c’est le propre des dictatures – la valeur de certains actes et de certains mots de passe. De même qu’il faut parler aujourd’hui des mythes modernes et se servir du langage qu’emploient tous les partis, de même fallait-il alors parler de la raison, déclarer la guerre à la domination de l’Église, arracher le peuple à ses anciennes croyances. Il fallait aussi sacrifier à certaine idée abstraite de l’homme, dont la déclaration des droits américaine, avant la française, donnait une image inconnue. Lorsque Joseph II écrase les révoltes des Pays-Bas et prétend réduire son vaste Empire, fait de pièces et de morceaux, à une unité peut-être contre nature, il sacrifie à cette idole.
Mais en même temps, empereur, impératrice, roi, encensés par les publicistes français, renforcent leur pouvoir, accroissent, ou tout au moins pensent accroître, la solidité de son trône. C’est un fait qui doit nous porter à réfléchir. Tandis que les philosophes acclamaient les princes qui s’abonnaient à l’Encyclopédie, accueillaient à leur Cour Voltaire, d’Alembert ou Diderot, ces mêmes princes s’appuyaient à la fois sur la force, sur les idées à la mode, et ne dédaignaient pas pour cela le surcroît de pouvoir que leur apportait la tradition. Joseph II ne reniait pas le droit divin, et Catherine se faisait toujours obéir du Saint Synode où elle avait son représentant.
Loin d’être une forme plus libérale de pouvoir, le despotisme éclairé au XVIIIᵉ siècle semble donc avoir été une forme particulièrement intéressante de dictature : car elle mêle toutes les raisons anciennes que peuvent avoir certains hommes de dominer les autres, à quelques raisons nouvelles qui ne sont peut-être que des prétextes mais qui servent singulièrement les desseins complexes des despotes. On les voit, sacrés par leurs Églises, saluer les prêtres de l’esprit nouveau comme Constantin, pontifex maximus, pouvait saluer les évêques chrétiens, et quelques traits de démagogie apparente ne servent chez eux qu’à renforcer le pouvoir, et à donner toute sa valeur à la propagande.
Il n’en est pas moins vrai que l’idée du « despotisme éclairé » un moment obscurcie en France par la Révolution devait reprendre toute sa valeur avec Napoléon Bonaparte et contribuer dans une mesure considérable à l’établissement du Consulat et de l’Empire. Il est absolument impossible de négliger, dans la suite de l’histoire et pour comprendre notre siècle même, cette idée d’aristocrates intellectuels que le progrès ne peut venir de la foule crédule, routinière et imbécile, mais qu’il doit être imposé par des individus supérieurs.
Ref:Hrld