Un apôtre de la fraternité des peuples

En l’année 1910, c’est-à-dire quatre ans avant l’agression allemande une revue française, la « Grande Revue », avait ouvert ses colonnes à un célèbre chimiste allemand, le professeur Ostwald, lauréat du prix Nobel et qui à ce titre, passait pour un des apôtres de la fraternité des peuples. L’article du professeur Ostwald était intitulé le « Grand Pas ». Et ce « grand pas », c’était celui que la France devait sauter la première en donnant l’exemple de désarmer.

Il est utile de reproduire ici ce que disait alors le professeur Ostwald, pareil au renard de La Fontaine qui venait annoncer la paix générale au coq « le coq gaulois » et le suppliait de descendre de son arbre pour l’embrasser. Voici donc le discours que nous tenait le subtil Allemand.

« Le sentiment de solidarité qui unit les peuples cultivés est déjà devenu si fort que l’un d’entre eux peut se trouver sans défense entre les autres sans qu’un danger extérieur quelconque menace son territoire… Il est ainsi démontré qu’un état non neutre peut demeurer impuissant sans que son existence soit menacée par un coup de force venu de l’extérieur. Si, à notre époque, un État de l’Europe renonçait à sa flotte et à son armée et se fiait à la loyauté de ses voisins plus ou moins proches, ou, pour parler un langage plus réaliste, l’accord s’établissait entre eux du fait même que leurs intérêts matériels s’équilibrent, il ne courrait aucun danger, etc… »

Si la France avait écouté (et, somme toute, elle n’en fut pas loin) ces suggestions plutôt comiques, tout le monde voit ce qui lui fût arrivé. Quatre ans plus tard, elle était envahie par l’Allemagne et le professeur Ostwald signait le fameux manifeste des quarante intellectuels qui justifiait la guerre. Il établissait même le droit pour son pays d’imposer l’organisation allemande au peuple français resté à un stade inférieur de civilisation.

Ce souvenir est lointain et la période de l’avant-guerre est déjà presque préhistorique. Mais il montre que l’idée de désarmement ne date pas d’aujourd’hui, et qu’elle se heurte aux mêmes difficultés de réalisation qu’autrefois.

L’expérience qu’a tentée la Société des Nations pour arriver à une limitation générale des armements a été, comme on le sait, un échec. Jamais les membres de la Ligue ne sont arrivés à s’entendre, pas même sur la méthode ni sur les principes. Et l’on s’est séparé sans résultat.

C’est que, disait-on, la thèse française, soutenue par beaucoup d’États, mais à laquelle l’Angleterre s’opposait obstinément était trop ambitieuse. Le projet de M. Paul Boncour comprenait à la fois les armements terrestres, maritimes et aériens. Il devait être valable pour une vingtaine de pays. Qui trop embrasse mal étreint, disait-on alors. Une limitation des armements mieux définie semblait avoir plus de chances de succès.

On en donnait pour preuve la Conférence de Washington qui, il y a six ans, avait fixé entre les cinq puissances qui comptaient au point de vue naval la proportion de « Capital ships », c’est-à-dire de grands cuirassés. On se rappelle que le contingent de la France fut alors fixé à un chiffre particulièrement bas. Du moins conservions-nous notre liberté pour les bâtiments de seconde ligne, croiseurs, destroyers et submersibles, ainsi que les autres signataires de l’accord.

C’est pour limiter aussi le nombre des croiseurs que les États-Unis ont convoqué une seconde conférence qui s’est réunie à Genève. On sait que la France et l’Italie, estimant avoir consenti assez de sacrifices, ont refusé d’y prendre part autrement que par la présence d’un « observateur », selon l’usage mis à la mode par les Américains eux-mêmes.

Pourtant, cette deuxième conférence n’a pas si bien marché que l’autre. Entre les trois participants, Japon, Angleterre, États-Unis, des dissidences sérieuses n’ont pas tardé à apparaître. À Washington on s’était en somme à peu près entendu d’avance parce que la concurrence dans la construction des gros cuirassés qui coûtent, ou peu s’en faut, un milliard de nos francs, est ruineuse. Mais quand il s’agit de bâtiments plus légers, l’idée de la défense individuelle et de la sécurité nationale a repris le dessus.

Nous n’entrerons pas dans le détail de ces discussions, qui est aride, obscur et beaucoup trop technique. Il nous suffira de dire qu’on s’est aperçu presque tout de suite qu’il ne suffisait pas d’établir des chiffres et des calculs de proportion entre le tonnage, l’âge et la puissance d’armement des navires, ce qui semblait au premier abord rendre la tâche plus facile, étant donné qu’il s’agissait des marines de trois pays seulement. Toutes sortes de considérations sont entrées en jeu. Toutes sortes d’intérêts aussi. Et l’on a vu le Japon soutenir sur certains points et pour commencer la thèse américaine contre l’Angleterre, puis sur d’autres points, épouser la thèse anglaise contre les États-Unis. On s’est même, à un moment, perdu dans un véritable dédale.

Le fond des choses c’est que chacun des trois pays désirerait réduire ses dépenses de construction navale sans perdre les avantages et la supériorité qu’il peut avoir et sans se mettre en état d’infériorité à l’égard des autres, ce qui est extrêmement compliqué.

L’Angleterre invoque toujours, et non sans raison, la nécessité où elle est d’assurer la protection de ses voies de communication qui parcourent toutes les mers du globe. En effet, elle n’a pas seulement besoin de défendre les îles et la métropole contre une Armada quelconque, ce qui est son souci séculaire. Elle n’a pas besoin seulement de communiquer librement avec les parties, disséminées à travers les deux mondes, de son Empire colonial. Elle doit encore protéger sa flotte de commerce grâce à laquelle elle vit : le métier de « Roulier des mers » étant le plus lucratif de ceux qu’elle exerce.

Mais la protection et la défense se distinguent toujours malaisément de la force offensive. L’Angleterre s’entend reprocher sa suprématie navale. C’est le vieux débat qui reprend sur la « liberté des mers », un des quatorze points du président Wilson que M. Lloyd George, dès 1918, s’était hâté de faire effacer.

En somme, la Conférence de Genève pour la limitation des armements navals se présentait dans les conditions les plus favorables, étant restreinte à un petit nombre de pays et à un cas très particulier. Pourtant elle s’est heurtée à des obstacles qui sont toujours les mêmes en pareille matière et qui tiennent à la crainte légitime que chacun éprouve de perdre ses instruments de défense et de s’affaiblir aux dépens du voisin. Ce qui démontre, à plus forte raison, la difficulté fondamentale de tout désarmement généralisé, même quand il ne se propose pas d’une façon aussi naïve que dans l’article du professeur Ostwald, lequel, comme le renard de La Fontaine, trouvait tout naturel que la France jetât sa cuirasse quand l’Allemagne eût gardé son épée.

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