Le retour du général Bonaparte

Après la chute de Robespierre, la tâche la plus urgente, pour ceux qui l’avaient renversé, était de juguler à la fois la République et la Dictature. Il n’était pas question de revenir à l’inapplicable Constitution de 1793, qui n’entra jamais en exécution et resta l’éternel et vain regret des véritables républicains. On sentait trop le besoin d’un ordre, d’un gouvernement fort et, avant toute chose, capable d’arrêter la banqueroute. Mais, d’autre part, il fallait empêcher le retour d’une dictature sanglante comme celle de Robespierre. On songea quelque temps à un triumvirat : pour ces hommes nourris d’histoire latine, le mot avait sa séduction. Qui ne savait pourtant qu’un César ou un Octave finissent toujours par se dégager du triumvirat ? Et les « hommes de haute main » du Comité de Salut Public, Couthon, Saint-Just et Robespierre, n’avaient-ils pas justement constitué ce fallacieux gouvernement à trois, qui, pratiquement, se résolvait si vite en une sorte de monarchie ? On repoussa le triumvirat et on établit un Directoire de cinq gouvernants.

C’était déjà singulièrement restreindre la République pure. Mais qui s’intéressait encore à la République pure ? Un Sieyès, qui avait jadis revendiqué, pour le Tiers-État qui n’était rien, d’être au moins quelque chose, se méfie lui-même de cette entité, et, pratiquement, conspire à la renverser. Il est le premier des conjurés de Brumaire. Le problème est le suivant : il faut choisir entre la République et la Révolution. Tous les hommes qui sont engagés dans la Révolution, principalement les régicides, feront d’un cœur léger le sacrifice de la République. Il ne faudra pas beaucoup de temps pour que cette République et ce Directoire, minés d’ailleurs par la guerre extérieure, la guerre civile, la banqueroute, les scandales, soient encore privés de toute vertu démocratique. Le triumvirat repoussé va renaître : on sait comment, on sait par qui. C’est la date fatidique, qui apparut si longtemps aux bons républicains, à Michelet, à Hugo, comme le jour où le grand crime a été définitivement consommé : le 18 Brumaire.

Le 18 Brumaire mettait enfin au premier plan le plus célèbre dictateur des temps modernes, l’homme dont la légende enflamme encore tant de têtes solides, et qui, plus qu’un Périclès ou un César, sert de modèle exaltant aux chefs d’aujourd’hui, à un Mussolini en particulier : Napoléon Bonaparte.

Pour personne mieux que pour lui, on ne peut se livrer au jeu des hypothèses. Que se serait-il passé si ?… Que se serait-il passé si, malgré une opinion peu enthousiaste, Louis XV n’avait annexé la Corse à la France, en 1768, c’est-à-dire tout juste un an avant la naissance, dans une famille assez noble mais pauvre, d’un quatrième enfant, qui sera le fondateur d’une dynastie ? Que se serait-il passé si Charles Bonaparte n’était pas mort trois ans avant la Révolution ? Il serait devenu député de la noblesse, peut-être libéral, probablement émigré ou guillotiné, et son fils, gêné par les opinions et les exemples paternels, n’aurait pas eu à l’égard des événements nouveaux, toute cette liberté dont il jouira. La dictature a besoin, presque toujours, de la collaboration du hasard. Le hasard a toujours marché avec Bonaparte.

A-t-il des opinions, des théories ? Oui, sans doute, lorsqu’il est jeune. Elles l’abandonnent peu à peu, ou il les abandonne, avec l’expérience. Seulement, il observe, il se souvient, il est prêt à tout. À ses débuts, élève de l’École Brienne, boursier du Roi, officier à seize ans, il se sent Corse d’abord. Par bonheur pour lui, sa patrie le repousse, il se retourne vers la France, mais sans amour, prêt à servir aussi bien le Grand Turc (et il songe réellement, par deux fois, à aller réorganiser l’armée du Sultan). Dans sa chambre de lieutenant, il dévore des livres, Rousseau, dont le Contrat social le grise, l’abbé Raynal, les livres techniques du comte de Guibert sur l’artillerie, et aussi les Encyclopédistes, et encore Corneille ou les Latins. On a de lui un petit roman à la mode de l’Héloïse, des discours emphatiques où il oppose aux jouisseurs les jeunes « ambitieux au teint pâle » qui bouleversent le monde. L’ambitieux au teint pâle, c’est lui. Mais il ne faut pas oublier cette passion de lecture et d’écriture : beaucoup de grands hommes, Balzac l’avait admirablement vu, sont d’abord des hommes de lettres. Bonaparte en avait tous les dons, et, par la suite, composant sa vie, l’organisant en légende, il en fera un roman prodigieux, propre à exalter les imaginations.

Une suite d’occasions, saisies sans hâte et d’un instinct presque toujours sûr permettront vite au pâle ambitieux de saisir la Fortune. Tout d’abord, il se trouve associé à la tâche difficile de s’emparer de Toulon insurgé, qui avait fait appel aux Anglais. Le jeune capitaine Bonaparte en connaît le point faible et contribue puissamment à prendre la ville. On le nomme général de brigade, et, en 1794, il reçoit le commandement de l’artillerie à l’armée d’Italie. Il se lie avec Robespierre le jeune, devient jacobin, et malheureusement peu avant le 9 Thermidor. On l’arrête, on le relâche, on lui offre en Vendée un commandement qu’il refuse. Bientôt la chance suprême se présente : le 12 Vendémiaire, l’Assemblée désigne Barras pour la défendre contre l’insurrection royaliste de Paris. Barras demande qu’on lui adjoigne le général Bonaparte. Le 13 Vendémiaire, Bonaparte écrase l’émeute contre-révolutionnaire sur les marches de l’église Saint-Roch.

Il a vingt-sept ans. Il vient d’épouser une créole, un peu galante, un peu usée par la vie, probablement maîtresse de Barras, et plus âgée que lui de six ans : Joséphine de Beauharnais. On lui donne le commandement en chef de l’armée d’Italie. Il part : c’est la campagne de 1796, campagne éblouissante de jeunesse et de joie, dont Stendhal vantera plus tard l’éternelle « alacrité ». Il fait la paix, sans s’occuper du Directoire, et sa paix est aussi neuve, aussi originale que sa guerre. Il revient à Paris, couvert de gloire. Il est l’homme qui assure la paix victorieuse, qui satisfait à la fois le désir de garder les conquêtes et la fatigue de la guerre. Cependant, l’Orient l’appelle, l’Orient auquel il est toujours resté sensible, car il demeure littérateur, et politique aussi ; il veut atteindre la grande ennemie, l’Angleterre, par Suez, l’Égypte, l’Inde. Il part pour l’Égypte, y joue au sultan, pousse jusqu’en Judée, où il se laisse émouvoir de souvenirs chrétiens, crée en passant l’Égypte moderne, se désespère des rapports qui lui parviennent sur l’inconduite de Joséphine, apprend le mépris des hommes et des femmes, confie que Rousseau le dégoûte, et que l’homme primitif, l’Orient le lui a appris, n’est pas né bon. Puis il repart, déguisant son demi-échec d’Égypte en retraite honorable. En octobre 1799, il rentre en France, où à sa grande surprise, on l’acclame. Il ne savait pas que tout était perdu et qu’il était le dernier recours.

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