La révolution dreyfusienne

Doucement obstiné, Jules Méline répétait : « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus. » Il y en eut deux, l’une judiciaire et l’autre politique, l’une dans les prétoires, l’autre dans l’opinion. Il y en eut une encore, la plus grande, dans les idées et dans les esprits et celle-là ébranla le ciel et la terre parce qu’elle faisait de Dreyfus « un symbole ». Sur ce double passage du temporel au spirituel et du spirituel au temporel, Barrès et Péguy sont d’accord comme ils le sont pour trouver que Méline, attentif au cours des denrées, n’y comprenait rien. Cet excellent agronome ne savait pas qu’il répandait l’ennui. Il y eut là un phénomène bien souvent observé chez les Français. Ils étaient las d’une honnête médiocrité, d’une existence végétative, de mérites somme toute vulgaires. Le commerce des grains et des bestiaux allait mieux. Quel aliment donnait-on aux sensibilités et aux intelligences ? On cultivait un patriotisme décent mais l’idéalisme de la revanche était depuis longtemps renié. On redisait le mot de République et l’on refoulait la démocratie. Les jours semblaient vides. Dans les élites, on entendait des bâillements. Elles sentaient un besoin d’action, comme une envie de se battre pour quelque cause. « De toute façon, disait Péguy, une crise venait. » Par l’affaire Dreyfus, ce fut une convulsion.

En répétant qu’il n’y avait pas d’affaire Dreyfus, Méline était raisonnable et, là encore, il l’était trop. Il s’en tenait au respect de la chose jugée qui est une des conditions de l’ordre public. Il le mettait au même rang que le respect de la loi et des contrats sans lequel il n’est de sécurité pour personne. Mais il ne s’agissait pas seulement de ce principe général.

Lorsque la condamnation de Dreyfus était attaquée, il était fatal que l’institution militaire le fût aussi puisque les juges portaient l’uniforme. On leur imputait une infraction au droit. De là sortaient des conséquences qui ne se fussent pas produites pour des magistrats ordinaires. Dès le début, les plus grands intérêts de la nation et de l’État étaient en jeu. Deux conceptions, deux contraires devaient donc se heurter avec passion. C’est ce que Méline et sa froide maxime ne pressentaient pas.

Cependant, délégué à des hommes faillibles, le pouvoir de juger d’autres hommes met en balance le juste et l’injuste. L’erreur judiciaire émeut plus que l’erreur du médecin qui enferme au cercueil un vivant, Rien ne trouble l’humanité comme un grand procès. Il y en a un à l’origine du christianisme. Il y a celui de Socrate aux origines de la philosophie. On était sûr de remuer des âmes en affirmant que, victime d’un préjugé de race, un innocent subissait une peine imméritée. Quand on ajoutait, par une supposition non moins gratuite, que le tribunal militaire avait obéi à l’esprit de caste, qu’il avait abusé d’une double puissance, celle que lui donnaient ses attributions de justice et celle qu’il tirait du grade, on faisait appel à la haine instinctive de la discipline et du chef. On suscitait l’anarchie. On provoquait en retour la défense de l’autorité.

L’affaire Dreyfus pouvait demeurer à l’état de cause célèbre ou d’énigme de l’histoire. Elle grandit, devint conflit politique, coupa la France en deux. Les forces intellectuelles et les noms les plus célèbres y bataillèrent. Elle prit les proportions d’une guerre de religion après avoir éveillé chez ceux qui invoquaient la justice et la vérité une passion vraiment confessionnelle. Comment on était dreyfusard ou dreyfusiste ou dreyfusien, nuances pareilles aux variations des églises protestantes ; comment un parti s’empara de ce « mouvement religieux » pour en faire ce que Georges Sorel a appelé « la révolution dreyfusienne » jusqu’à cette « banqueroute frauduleuse du dreyfusisme », cette chute dans la démagogie que Péguy maudissait au nom de sa « mystique » primitive, c’est ce qui voudrait un long récit. De nos jours, à peine connaît-on les faits mêmes de la cause, ce qui en prolongea le retentissement, le fond de cette querelle qui ne finissait pas, les raisons pour lesquelles la vérité fut sans cesse obscurcie, laissant le problème toujours ouvert.

L’affaire Dreyfus a duré douze ans. Il a fallu à Joseph Reinach six volumes pour la raconter. Le simple Précis de Dutrait-Crozon tient sept cents pages. Et l’on n’a jamais vu tant d’incidents, d’épisodes, de procès greffés sur les procès, de rebondissements dramatiques, tandis que militaires, avocats, magistrats, experts, espions, ministres, diplomates, écrivains, domestiques et jusqu’à un ancien chef de l’État, en tout près d’un millier de personnes, intervenaient, soit comme acteurs, soit comme témoins. La complexité atteignit à ce degré qu’on distinguait plaisamment des bacheliers, des licenciés et des docteurs en dreyfusiologie. On ne disait plus l’affaire Dreyfus, mais l’Affaire, la grande, la seule, qui dressa les Français les uns contre les autres et, pendant des années, occupa leur esprit. Pour en comprendre la portée extraordinaire il est indispensable de rappeler les circonstances qui la firent naître, croître, puis s’enrouler sur elle-même à tel point que, ne pouvant plus la résoudre, on dut la trancher, comme en Turquie, où, selon Montesquieu, la manière de finir les disputes est indifférente pourvu qu’on finisse.

En remontant aux origines de l’affaire Dreyfus on s’aperçoit qu’elle s’insère dans la partie de ce récit où nous avons vu les républicains travailler à l’organisation de l’armée. Ils avaient créé un instrument militaire capable de tenir tête à l’Allemagne. Il était naturel que l’Allemagne s’en inquiétât, qu’elle cherchât à connaître les plans de l’état-major français et le secret des armements. À partir du jour où Freycinet eut entrepris son œuvre, l’espionnage se développa. Déjà deux traîtres avaient été découverts et condamnés, l’un, nommé Boutonnet, archiviste à la section technique de l’artillerie ; l’autre, Greiner, commis à la marine. Au ministère de la Guerre, le service des renseignements était en éveil. Il ne doutait pas que l’attaché militaire allemand Schwartzkoppen n’eût monté une agence d’espionnage à l’ambassade d’Allemagne en liaison avec l’attaché militaire italien Panizzardi.

Il y avait aussi à l’ambassade d’Allemagne une femme de ménage, Mme Bastian, qui recueillait les papiers trouvés dans les corbeilles, les glissait sous son jupon et les faisait parvenir au ministère de la Guerre sans même en connaître la nature car elle ne savait pas lire. C’est ainsi que, dans la deuxième moitié du mois de septembre 1894, parvint au service des renseignements une lettre lacérée et froissée dont l’auteur annonçait la livraison de documents intéressant la défense nationale et qu’on appela le « bordereau », Ce morceau de papier devait soulever la France. Il ne sortit pas plus de fléaux de la boîte de Pandore que de la corbeille de Schwartzkoppen.

Il importe d’observer en premier lieu que l’authenticité du célèbre bordereau n’était pas contestée. Il formait le corps du délit autour duquel on s’est battu pendant douze ans sans qu’il fût mis en doute. En effet l’origine n’en était pas discutable. Mais ce document provenait d’un vol commis à l’ambassade d’Allemagne, ce qui était de nature à créer de graves complications. Pour cette raison, le général Saussier et le ministre des Affaires étrangères Hanotaux étaient d’avis de ne pas engager de poursuites. L’avis contraire prévalut au gouvernement sur l’observation que l’impunité encourageait la trahison et qu’il importait de faire un exemple. D’ailleurs Guillaume II se plaignait que son attaché militaire fût mis en cause par la presse française et il exigeait une note qui dégageât la responsabilité de l’ambassadeur. En réalité la soustraction de documents au domicile inviolable d’un représentant diplomatique suffisait à créer un gros incident. Il y eut à l’Élysée une « nuit historique » où l’on craignit que, de ce fait, l’Allemagne ne déclarât la guerre à la France, circonstance qui servait encore à prouver l’authenticité du bordereau.

Les soupçons ne s’étaient portés d’emblée sur personne. Il apparaissait que l’envoyeur du bordereau participait à la vie de l’état-major et devait être un officier d’artillerie. L’énumération des pièces annoncées à Schwartzkoppen conduisit en outre à diriger les recherches parmi les stagiaires qui passaient nécessairement par tous les bureaux. Enfin, en procédant par élimination, la ressemblance des écritures fit accuser le capitaine Alfred Dreyfus. Celui-ci fut condamné par un conseil de guerre sans qu’il y eût flagrant délit, sans aveux enregistrés par l’instruction ou par le tribunal. L’avocat avait donc plaidé non coupable. Les explications équivalant à des aveux que donna Dreyfus à la cérémonie de sa dégradation furent contestées par la suite.

De bonne heure, on soutint que Dreyfus avait été condamné après communication de pièces secrètes et parce qu’il était juif. Ses juges furent rendus suspects d’avoir cédé aux sommations d’un journal antisémite. Mais le tribunal ne s’était pas institué de lui-même. Le gouvernement de 1894 l’avait saisi et c’est lui qui commit la faute originelle. Le tort, si l’on considère le dommage que la France devait subir, fut de recourir à un jugement, ce qui livrait l’affaire à la controverse. Il eût été plus prudent de surveiller Dreyfus jusqu’à ce qu’il fût pris sur le fait. Il eût été plus habile et moins honnête de se défaire de lui sans laisser de traces. Un état-major dépourvu de scrupules l’eût envoyé silencieusement dans l’une de ces colonies d’où l’on ne revient pas.

Dès le lendemain du procès de 1894, ses frères, sa famille, après l’avoir défendu, entreprirent d’établir son innocence. Dévoués, tenaces, possédant des relations et des ressources, ils intéressèrent plusieurs personnes à la cause de leur parent. Quelques cœurs sensibles ou généreux furent troublés par l’affirmation qu’une iniquité avait été commise. D’autres (ce fut le cas exemplaire de Péguy) faisaient de la réparation de cette iniquité une question de conscience et d’honneur pour les Français. C’était afin de couper court à cette agitation naissante que Méline invoquait le principe de la chose jugée. Cependant pour casser le jugement de 1894 il fallait produire un fait nouveau. En attendant qu’il fût trouvé, on alléguait que Dreyfus innocent avait été condamné injustement et par des moyens illégaux bien que, tant les contradictions enténébraient la cause, des partisans de l’innocence aussi ardents que Jaurès et Trarieux admissent la communication de pièces secrètes dans un procès de trahison. Mais on ajoutait qu’elles avaient été communiquées de mauvaise foi, ce qui conduisait à généraliser. On s’en prenait aux conseils de guerre, aux officiers, à leur loyauté, à leur hiérarchie, à l’armée elle-même, sacrée pour la plupart des Français. L’affaire sortait tout de suite des limites judiciaires. Il allait donc se former deux camps. Celui des partisans de l’innocence fut d’abord en butte à une extrême impopularité et cette circonstance même n’était pas défavorable à la cause de Dreyfus. S’il fallait alors du courage pour s’y rallier, elle avait l’attrait de l’originalité, du défi à l’opinion vulgaire, du sacrifice même. Les premiers dreyfusards se nommaient avec orgueil les intellectuels. Plus tard ils tinrent à se distinguer des ouvriers de la onzième heure, de la foule qui envahit leur chapelle lorsqu’il n’y eut plus que des profits à recevoir.

Les esprits entraient en mouvement. L’affaire en restait au même point. Un innocent peut être condamné à tort. Du moment qu’il y a crime, il faut que quelqu’un l’ait commis, et la pièce d’accusation subsistait. Si l’auteur du bordereau n’était pas Dreyfus, qui était-ce ? Mathieu Dreyfus dénonçait le commandant d’infanterie Esterhazy, homme perdu de dettes, perdu d’honneur dont la culpabilité était admise par le nouveau chef du service des renseignements, le commandant, plus tard lieutenant-colonel Picquart. De là de nouvelles complications allaient surgir, car Picquart fut accusé à son tour de manœuvres et de falsifications pour lesquelles il fut poursuivi tandis qu’il accusait lui-même ses collègues de forfaiture et de faux, Cependant plainte ayant été portée contre Esterhazy, celui-ci fut traduit en conseil de guerre. Il se déclara innocent. Bien que tout en lui fût équivoque, les preuves manquèrent aux dénonciateurs et l’enquête ne révéla rien. Le commissaire du gouvernement abandonna l’accusation. Esterhazy fut acquitté aux téméraires applaudissements du public. On crut que c’était la fin de l’Affaire. En réalité elle commençait. Le véritable signal de l’entrée en campagne fut donné par un journal fondé pour soutenir la cause de Dreyfus et dirigé par Clemenceau. Le 13 janvier 1898, deux jours après l’acquittement d’Esterhazy, l’Aurore publiait sous le titre « J’accuse » un violent factum signé d’Émile Zola. Avec justesse Anatole France en a dit que c’était « un acte révolutionnaire d’une puissance incomparable ». Zola accusait les chefs et les juges militaires d’avoir volontairement perdu un innocent et blanchi sciemment un coupable. Il fut poursuivi à son tour en cour d’assises pour diffamation et injures et condamné. L’excitation des deux camps redoubla. De part et d’autre les positions étaient prises. On avait dépassé le point où il était possible de procéder à une démonstration capable de convaincre les deux partis.

Esterhazy mis hors de cause, on entrait en effet dans une situation étrange. La loi veut qu’un accusé, ayant bénéficié d’un verdict d’acquittement, ne puisse plus jamais être poursuivi ni inquiété pour le même crime, sa culpabilité fût-elle cent fois démontrée, fît-il les aveux les plus complets. Après son acquittement, Esterhazy donna à entendre, non sans précautions ni réticences d’abord, puis d’une façon de plus en plus claire, qu’il avait écrit le bordereau. Dépourvus de risque et de sanction ces aveux étaient suspects. Les antidreyfusards contestaient qu’Esterhazy eût été en mesure de se procurer les documents annoncés par le bordereau. Et puis un homme aussi taré ne pouvait-il se charger de la culpabilité pour rendre service à un autre ? S’il était capable de trahir, il était aussi bien capable de se substituer à un traître. Le mystère ne se dissipait pas et la querelle trouvait un aliment nouveau. Les dreyfusards, tout en faisant état des aveux d’Esterhazy, croyaient d’ailleurs nécessaire de les appuyer par les témoignages d’experts en écriture et ceux-là n’étaient pas plus infaillibles que ceux qui reconnaissaient la main de Dreyfus dans le document accusateur. Quoi qu’il en fût, si même Esterhazy avait été disculpé à tort, son cas ne pouvait plus être l’objet d’un jugement contradictoire seul propre à dissiper les obscurités et les doutes. Pour sa part, au contraire, Dreyfus condamné devait être jugé de nouveau si un fait de nature à établir son innocence était révélé. L’Affaire devenait inextricable. Par là, elle provoquait de part et d’autre des violences croissantes et se transformait en instrument de guerre civile, ce qui faisait dire à Charles Maurras que si Dreyfus était innocent il fallait le nommer maréchal de France et fusiller une douzaine de ses principaux défenseurs. Ceux que le nouveau cours du régime écartait, ceux qui aspiraient à revenir aux idées vraiment républicaines, ceux qui étaient anarchistes de tempérament ou de profession, se rangeaient peu à peu du côté de Dreyfus. Les premiers champions de l’innocence avaient été des solitaires. Intéressés dans la cause ou désintéressés, ils avaient souffert pour elle, ne fût-ce qu’en s’exposant à la réprobation publique. Leurs rangs clairsemés se remplirent. À la fin on y afflua. L’affaire Dreyfus était devenue une affaire politique qui devait permettre aux radicaux de reprendre le pouvoir et aux socialistes de s’y glisser derrière eux.

L’alliance des modérés et de la droite avait donné au ministère Méline une longue durée. Les élections générales eurent lieu au mois de mai 1898. Le résultat ne parut rien apporter de nouveau. Cette Chambre différait à peine de la précédente, et, sur l’ensemble du pays, l’Affaire ne produisait pas plus d’effet que le Panama. Tout se passait comme si la politique était une chose et l’élection une autre. Ce qu’il y avait de changé, on le vit pourtant tout de suite. Méline semblait sûr de retrouver sa majorité lorsque, dès la première interpellation, il fut abandonné par quelques-uns des siens sur un ordre du jour déposé par les radicaux et enjoignant au ministère de ne plus accepter les votes de la droite. Bien que, sur ce texte même qu’il acceptait, Méline eût encore été approuvé, il trouva sa majorité trop réduite et donna sa démission. C’était un premier succès pour la gauche. C’en était un aussi pour les partisans de Dreyfus. Avec Méline la République conservatrice finissait. Le principe de la chose jugée tombait avec elle. Le parti dreyfusard eut désormais le gouvernement pour lui au lieu de l’avoir contre lui. La situation était renversée.

Brisson, vieil homme de gauche qui devint président du Conseil, inclinait déjà vers la révision. Radical comme lui, ardent patriote, sincère dans ses convictions, le ministre de la Guerre était Godefroy Cavaignac, grand nom républicain que l’on avait trouvé du côté de la lumière dans l’affaire du Panama, S’il y avait des preuves de l’innocence de Dreyfus, s’il y avait des traces d’irrégularité dans le procès, on pouvait se fier à Godefroy Cavaignac pour dire la vérité quelle qu’elle fût. En effet, il étudia le dossier, en tira la certitude que Dreyfus était coupable et l’affirma à la Chambre en lisant à la tribune plusieurs pièces dont l’une, émanant de l’attaché militaire italien Panizzardi, était particulièrement accablante pour le condamné. La cause de la révision semblait perdue au moment où on la croyait gagnée.

C’était le 7 juillet 1898. Cinq semaines plus tard, l’officier commis par le ministre à l’étude de l’affaire, le capitaine Cuignet, découvrait que la lettre Panizzardi était apocryphe. Le lieutenant-colonel Henry, du bureau des renseignements, avoua qu’il l’avait fabriquée deux ans après le procès de Dreyfus lorsque la campagne pour la révision avait commencé, afin de pouvoir montrer un document net, précis, un abrégé de preuve en quelque sorte, qui dispensait toute autre explication. Il niait qu’il eût fait à proprement parler un faux. Arrêté comme l’avait été avant lui son adversaire le colonel Picquart, accusé de falsification, le colonel Henry fut conduit au Mont Valérien où, le lendemain 11 août, il se coupa la gorge.

Le parti de Dreyfus triomphait. Il proclamait que l’innocence du condamné était rétablie. Le fait nouveau nécessaire à la révision, on le tenait et Brisson pressait pour qu’elle fût tout de suite entreprise. Le 3 septembre, Godefroy Cavaignac donna sa démission, se déclarant en désaccord avec le président du Conseil et continuant à affirmer la culpabilité de Dreyfus.

Cette fois l’affaire allait-elle finir ? Mais la découverte du faux Henry, si elle ébranlait le public, jusque-là persuadé dans sa masse que le jugement avait été régulier, si elle jetait des doutes sur la sincérité ou sur la clairvoyance de l’état-major, n’avait pas de rapport avec le procès de 1894 puisque l’apocryphe était postérieur au jugement et n’avait pas servi à emporter la condamnation. Au surplus le capitaine Cuignet, qui avait découvert le faux, donnant par là un témoignage de sa perspicacité et de sa bonne foi, affirmait l’authenticité des autres pièces. On se trouva donc de nouveau dans une situation étrange. Le faux Henry produisait un immense effet en faveur de la thèse de l’innocence. La valeur judiciaire en était nulle. Aucun des deux arrêts de révision ne put même en tenir compte. L’Affaire s’exaspérait, elle ne s’arrêtait pas.

Brisson avait remplacé Cavaignac par le général Chanoine qui, le 26 octobre, sur un incident provoqué par Déroulède, donna sa démission à la tribune de la Chambre, affirmant qu’il n’avait pas sur Dreyfus d’autre opinion que ses prédécesseurs. Brisson affecta de traiter Chanoine comme un général factieux et fit voter un ordre du jour affirmant la suprématie du pouvoir civil, expression qui annonçait la « défense républicaine ». Cependant une motion qui invitait le gouvernement à réprimer les attaques contre l’armée ayant été votée dans la même séance malgré l’opposition du gouvernement, celui-ci se retira.

La peur explique toujours plus de choses qu’on ne pense. Si les gauches commençaient à redouter les nationalistes, le fond de la Chambre restait modéré et s’effrayait de la campagne des partisans de Dreyfus qui, par les alliés qu’elle trouvait, prenait un caractère révolutionnaire. À l’origine le parti de la réhabilitation ne savait sur qui s’appuyer. La famille de Dreyfus s’était d’abord adressée aux militaires eux-mêmes. Elle en avait rencontré quelques-uns pour accueillir sa requête, en premier lieu le colonel Picquart, ce qui ne fit d’ailleurs qu’aggraver l’énervement. Il était naturel qu’avec le développement de l’Affaire on sollicitât ce qui possédait alors de l’influence. Joseph Reinach rapporte que les chefs des organisations catholiques furent approchés. Les défenseurs de Dreyfus leur représentèrent qu’à défaut des forces religieuses ils seraient conduits à demander le concours des anticléricaux et des socialistes, ce qui mènerait loin de « l’esprit nouveau ». C’était le mot antique : « Si je ne puis fléchir les dieux je mettrai en mouvement les enfers », qui fut traduit en termes légendaires par la menace d’un « chambardement ». Si ces avances furent faites aux catholiques, et ce n’est pas invraisemblable, on comprend que ceux-ci ne se soient pas souciés d’entrer dans une aventure, de se séparer même d’un gouvernement qui, au temps de Méline, leur donnait si peu de sujets de plainte que l’avènement d’une « République cléricale » ne semblait plus impossible. Enfin, associer l’Église à une entreprise qui, par la force des choses, était dirigée contre les chefs de l’armée, eût ranimé les vieux reproches d’ultramontanisme et semblait souverainement imprudent. À peine pouvait-on s’arrêter à cette idée.

Il était plus facile au parti de Dreyfus d’enrôler les éléments avancés. Ceux que Joseph Reinach appelle les « agitateurs professionnels » devaient répondre aisément. D’autres, encore « moins purs », ne manquèrent pas de se joindre à eux. On vit en effet tout ce qui avait intérêt au désordre et aussi tout ce qui avait une revanche à prendre épouser la cause de Dreyfus. Les socialistes y entrèrent en masse avec Jaurès. Clemenceau les avait précédés, guidé par tous ses instincts, ceux du républicain ennemi des hiérarchies, ceux de l’exilé de l’intérieur qui bouillait de rentrer en scène. Une affaire en chassait une autre. Le dreyfusisme lavait du panamisme. Un journaliste influent de la gauche, Ranc, qui, depuis les origines du régime, donnait des directions à la vieille « Union républicaine », fut le premier à comprendre que le moyen s’offrait d’en finir avec le règne des modérés. Joseph Reinach dit encore que l’Affaire « projeta dans le socialisme révolutionnaire » des hommes qui, jusqu’alors, en étaient fort loin. L’Affaire devint en effet un projectile. La justice et la vérité que des idéalistes croyaient servir pour elles-mêmes étaient détournées vers des passions moins nobles et de tout autres fins. On exploita surtout la fatigue que le pays commençait à ressentir de l’effort qui lui était demandé pour la défense nationale. Le temps de la ferveur patriotique et des bataillons scolaires, où l’instituteur de la République avait mission d’enseigner que dans « tout citoyen il doit y avoir un soldat », ce temps enthousiaste était passé. L’antimilitarisme naissait du service égal pour tous qui envoyait à la caserne, pêle-mêle avec ceux qui n’en souffraient pas ou qui, s’ils en souffraient, ne savaient pas le dire, ceux qui, écrivains, professeurs, intellectuels de tout rang, la supportaient le plus mal et, pour s’en plaindre, possédaient des moyens d’expression. Renan avait déjà dit qu’il n’aurait pu être soldat et qu’il aurait déserté ou recouru au suicide. L’antimilitarisme se manifestait dans la littérature. Il n’attendait qu’une occasion de se répandre dans la politique.

Les modérés qui formaient la majorité de la Chambre se rendaient compte de ces circonstances et appréhendaient les suites d’une telle agitation. Charles Dupuy, qui fut rappelé au gouvernement, en vit d’autant mieux le danger qu’au moment même où il prenait le pouvoir une grave complication se produisait à l’extérieur. Constitué le 3 novembre 1898, son ministère se trouvait dès le lendemain devant un cas redoutable. Depuis le mois de juillet, une expédition partie du Congo et commandée par le capitaine Marchand était arrivée à Fachoda sur le Nil, après une traversée épique du continent africain. C’était la suite de la politique coloniale dont le cours reprenait depuis l’alliance russe. Par Fachoda la question d’Égypte s’ouvrait de nouveau. Kitchener somma les Français de se retirer. Marchand n’en voulut rien faire avant d’avoir reçu un ordre du gouvernement. Maintenir le drapeau français, c’était la guerre certaine. Déjà la flotte anglaise se disposait à appareiller. Le gouvernement céda et rappela Marchand.

Cet incident secoua encore les nerfs. L’armée était attaquée dans la personne de ses chefs au moment où le besoin d’union et de confiance était le plus grand. Le parti de Dreyfus dont les polémistes, Clemenceau le premier, raillaient et insultaient tous les jours les militaires, fut appelé le parti de l’étranger, la presse du dehors ayant par surcroît, presque sans exception, adopté la thèse de l’innocence. L’or anglais, – la vieille cavalerie de Saint-Georges, – fut accusé de fournir des subsides au « syndicat » dreyfusard. Freycinet, redevenu ministre de la Guerre, donna même à cette occasion des indications que plus tard il atténua. Le sentiment national se sentit provoqué, une sorte de boulangisme sans ombre de Boulanger se mit à renaître. À la Ligue des Droits de l’Homme s’opposaient la Ligue de la Patrie française et la Ligue des Patriotes. Il y avait bien « deux grands camps par la France » comme au temps des guerres de religion.

Tel, jadis, le chancelier de l’Hôpital entre les protestants et les catholiques, Charles Dupuy cherchait à tenir la balance égale entre les partis et à n’en mécontenter aucun. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, à qui la demande de révision était soumise, donnait des signes de sa partialité en faveur des témoins de Dreyfus. Dupuy, pour calmer les esprits, fit voter une loi de dessaisissement qui obligeait la Cour à se prononcer toutes Chambres réunies. En guise de compensation, le lieutenant-colonel Picquart, idole des dreyfusards, fut soustrait à ses juges naturels et le conseil de guerre récusé par présomption d’inimitié capitale. Cette mesure non plus n’apaisa rien. Il en résulta seulement que les accusations intentées contre Picquart ne furent jamais éclaircies, tandis qu’on lui reprochait de s’être dérobé au jugement.

On en était là lorsque, brusquement, le 16 février 1899, Félix Faure mourut. Le cinquième règne s’interrompait encore par un accident et cette mort tombait si mal pour les uns, si bien pour les autres, que beaucoup ne voulurent pas croire qu’elle fût naturelle. Notoirement Félix Faure était antidreyfusard. Il plaisait par sa belle prestance, sa personne soignée. Il avait donné à la présidence le caractère qui convenait à la République conservatrice, celui d’une sorte de macmahonnat bourgeois avec des relations princières. Ce président n’eût pas été loin de passer des revues à cheval. Pour les militaires il avait des attentions. Quarante-huit heures après son décès il fut remplacé et Méline, candidat, était d’avance vaincu. Le Congrès de Versailles lui préféra Émile Loubet, réfugié depuis le Panama dans les honneurs sénatoriaux et qui devint l’élu des gauches bien qu’il nourrît lui-même des sentiments conservateurs.

En nommant Loubet sur la désignation de Clemenceau, la majorité des deux assemblées avait choisi une politique. Elle avait penché vers le parti de Dreyfus, vers la défense républicaine et vers la gauche. Le nationalisme, nouveau nom du boulangisme, l’inquiétait. Les Ligues lui apparaissaient comme un danger et Loubet, par son passé opportuniste et panamiste, comme un homme sûr.

Cette élection, Paris la ressentit comme une injure et un défi. Le nouveau président entra à l’Élysée aux cris de : « Panama ! » Il était facile de comprendre qu’une période et une politique nouvelles commençaient, Paul Déroulède tenta de s’y opposer par la force. Dans l’après-midi du 23 février, après les obsèques de Félix Faure, comptant sur le concours de l’armée et de la rue, il fit une romanesque tentative de coup d’État. Prenant par la bride le cheval du général Roget à la tête des troupes qui avaient assisté aux funérailles, il voulut convaincre ce chef, particulièrement détesté des dreyfusards, de marcher sur l’Élysée. Le général s’y refusa et fit lui-même arrêter Déroulède que le jury, trois mois plus tard, acquitta.

Dans cette brève aventure, l’attitude des militaires avait été parfaitement correcte. Lorsque, peu après, le commandant Marchand revint en France, il ne se prêta pas non plus aux acclamations. Il n’y avait pas de nouveau Boulanger et pourtant les républicains s’alarmaient des raisons mêmes qu’ils donnaient au nationalisme de s’émouvoir. Le 3 juin la Cour de cassation ordonnait la révision du procès de Dreyfus pour des motifs dont le faux Henry était d’ailleurs exclu. Elle ne retenait que la communication aux juges de 1894 d’un document secret, « considéré » comme inapplicable au condamné, et l’attribution du bordereau à « un autre officier ». Le jour même, Esterhazy, toujours réfugié en Angleterre, se déclarait le véritable auteur du bordereau tout en donnant des explications contradictoires et même absurdes : sans doute il avait écrit le document, mais « par ordre », et le vrai coupable était Dreyfus. Cependant, celui-ci, tiré de sa détention de l’île du Diable, devait comparaître devant un nouveau conseil de guerre réuni à Rennes.

L’arrêt de la Cour était pour les dreyfusards un succès qui leur valut un surcroît d’adhérents. Dupuy lui-même passait de leur côté avec une hâte qui n’inspirait confiance à personne et qui redoublait l’agitation de Paris. Le 4 juin, hué aux courses d’Auteuil, le président Loubet fut frappé par un assistant, le baron de Christiani, dont le titre nobiliaire fit crier à un complot d’aristocrates. Huit jours plus tard, Charles Dupuy était renversé. On lui trouvait la main trop molle et le régime se croyait en péril. Waldeck-Rousseau fut choisi pour former un gouvernement de défense républicaine.

Waldeck-Rousseau, qui aimait à se dire républicain conservateur, était entré dans la politique au temps de Gambetta et de Ferry quand les impressions du Seize Mai étaient encore vives. Il en gardait deux principes, d’abord que le cléricalisme est l’ennemi, ensuite que, pour résister au cléricalisme, l’union des républicains, y compris les plus avancés, est indispensable dans les cas d’urgence. Il attribuait une influence énorme aux congrégations, en particulier aux Assomptionnistes pourtant dociles aux instructions de Léon XIII et grands propagateurs du ralliement. Autant qu’on peut en juger à distance, il s’était fait une image effrayante de moines ligueurs conspirant à remplir l’armée de leurs élèves, à fanatiser le corps des officiers et, par là, à s’emparer de l’État. Faisant violence à ses habitudes de grand bourgeois, il rechercha le concours des révolutionnaires qui ne lui paraissait pas superflu pour lutter contre cette hydre. L’homme le plus voyant de son ministère fut Alexandre Millerand, terreur de la bourgeoisie, bien que, près de lui, dans cette composition étrange, le général de Galliffet, fusilleur des communards, eût été choisi pour dissiper les craintes.

Waldeck-Rousseau est mort en suppliant ses amis d’attester qu’il n’avait jamais été socialiste ni seulement radical. Il était l’homme qu’il fallait pour arracher la République à la modération. Avec lui et par l’affaire Dreyfus on revenait aux années de combat où le régime suivait un cours vraiment républicain. Tout ce qui s’était fait depuis pour tempérer la démocratie, en contenir les excès, en atténuer les périls était abandonné. Pour faire accepter ce retour à 1880, il fallait encore un homme rassurant par son genre de vie, ses relations, ses manières. De grands bourgeois comme lui le suivirent dans le sentiment qui, au temps du Seize Mai, avait fait l’union de tous les républicains. Mais les circonstances avaient changé et, sur l’heure, on ne s’en aperçut pas. L’affaire Dreyfus rendait le pouvoir à la gauche et le lui donnait comme la gauche ne l’avait jamais eu. Elle ouvrait toutes grandes les portes à ce « radicalisme » que Grévy avait étouffé. Elle faisait une révolution.

Avec cela, elle durait toujours. Elle restait comme un principe d’agitation et, lorsque Waldeck-Rousseau venait pour la finir, on eût dit que tout conspirait à la prolonger. Le conseil de guerre de Rennes devait rendre le jugement définitif après lequel les deux partis n’avaient qu’à s’incliner. La lumière que l’on cherchait dans la bataille, on tenait là le moyen de la faire luire. Qui avait commis la trahison ? Dreyfus en était accusé. Esterhazy disait : « C’est moi qui ai écrit le bordereau. » Confronter leur culpabilité, les confronter eux-mêmes, il paraît aujourd’hui évident que c’eût été résoudre le problème puisque le problème était de choisir entre deux coupables. Esterhazy était cité comme témoin. Réfugié à Londres, il se garda de répondre à l’appel de son nom. Par quel accord tacite et bizarre les deux partis agréèrent-ils son absence ? Le commissaire du gouvernement ayant proposé de passer outre, Demange, avocat de Dreyfus, déclara qu’il n’avait pas d’observations à présenter et, sans plus de protestations de sa part, le conseil décida que la déposition d’Esterhazy n’était pas indispensable à la manifestation de la vérité. Ainsi un homme se disait innocent, affirmant qu’il n’avait pas écrit le document fameux dont un autre se déclarait l’auteur, son procès était révisé pour des motifs dont le principal était celui-là et son avocat lui-même n’insistait pas pour entendre le confitentem reum comme si cette confession n’eût pas mérité d’être retenue, comme si elle n’eût pas été sincère, comme si elle n’eût pas existé. Voilà ce qui, à distance, nous paraît prodigieux. Il est plus prodigieux encore que les contemporains n’en aient pas été frappés.

À distance, il nous paraît aussi que les partisans de l’innocence étaient plus occupés de faire reconnaître que Dreyfus n’était pas l’auteur du crime que d’établir que le crime avait un autre auteur. Demange se contenta même de plaider le doute. Il est impossible de comprendre qu’on ait eu besoin de disculper Dreyfus et de combattre les allégations portées contre lui s’il était indiscutable qu’Esterhazy eût écrit le bordereau, puisque la culpabilité d’Esterhazy faisait l’innocence de Dreyfus. Mais le condamné de 1894, bien que présent en personne, était toujours « un symbole ». Les deux camps s’affrontèrent à Rennes où avaient afflué dreyfusards et antidreyfusards opposant encore leurs idées générales et leurs thèses au-dessus des questions de fait où les témoins à charge ramenaient les juges, démontrant, comme en 1894, que le traître ne pouvait être qu’un artilleur, officier d’état-major et stagiaire. Par cinq voix contre deux le conseil de guerre condamna de nouveau Dreyfus.

Cependant, tout en condamnant, les juges militaires voulaient apaiser. Ils avaient accordé des circonstances atténuantes et réduit la peine. Waldeck-Rousseau, qui attendait un acquittement, fut sombrement irrité de ce verdict. Il y répondit par l’octroi de la grâce. Le président Loubet la signa aussitôt et Dreyfus l’accepta, se désistant de son pourvoi. On croyait tout fini. Galliffet mit à l’ordre du jour de l’armée : « L’incident est clos. »

Ce n’était pas un incident. Depuis longtemps l’affaire Dreyfus dépassait la personne de Dreyfus. Elle continua quand elle avait cessé d’intéresser le public et Dreyfus lui-même d’intéresser ses amis. Elle ne devait jamais finir. Le parti du condamné ne désarmait pas. L’affaire qui lui avait donné le pouvoir lui permettait de le garder et d’exercer des représailles. Pour entretenir l’agitation révolutionnaire qui avait été si profitable aux partis avancés, Jaurès poursuivit la réhabilitation avec cette ténacité qui avait déjà amené la révision. Sept ans après le jugement de Rennes, il obtint un arrêt de cassation qui déclarait Dreyfus innocent tout en reconnaissant encore qu’en 1894 il avait été commis un « grand crime », sans qu’il fût légalement établi qu’Esterhazy était le coupable. La Cour n’avait dispensé le condamné de Rennes de comparaître devant un troisième conseil de guerre qu’en altérant la loi et en renonçant à sa propre jurisprudence. Si les antidreyfusards protestèrent, les dreyfusards sincères en gémirent. C’étaient ceux qui voulaient que la victime fût réhabilitée au grand jour, par les mêmes tribunaux qui l’avaient frappée deux fois, et le « si grand crime » qui avait mis la France en feu se perdait dans des considérants et des attendus qui en proclamaient de nouveau l’existence. On était bien loin du drame judiciaire. Plusieurs, parmi ceux qui y avaient pris part, avaient déjà changé de camp. On n’a pas cessé d’en disputer de nos jours. La révélation décisive qu’on attendait de Berlin n’est pas venue. Les « carnets » de Schwartzkoppen ont été publiés. Des présomptions opposées s’en tirent encore.

Ce qui échappe à la discussion, ce sont les conséquences de l’affaire Dreyfus. Et pour comprendre une époque ce n’est ni aux actes ni aux discours publics, ni aux paroles des ministres qu’il faut en demander le sens. Seuls les écrivains dégagent et fixent l’idée générale des événements. En 1904, commémorant la mort de Zola, Anatole France qui avait combattu dans les rangs dreyfusards et qui, par l’Affaire, était venu au socialisme, disait en apologiste : « L’affaire Dreyfus rendit à notre pays cet inestimable service de mettre peu à peu en présence et à découvert les forces du passé et les forces de l’avenir : d’un côté l’autoritarisme bourgeois et la théocratie catholique, de l’autre côté le socialisme et la libre pensée. » En style moins tribunitien, l’affaire Dreyfus ruinait le gouvernement des modérés et la République conservatrice, « l’esprit nouveau » comme la loi militaire de Freycinet. Elle produisait l’avènement de ce « radicalisme » que les républicains les plus sages avaient redouté et contenu. À l’intérieur de la République elle avait amené une révolution qui menaçait de tout dissoudre. On fût arrivé à la guerre dans un état de décomposition complète en exposant le régime lui-même au pire des accidents, celui qui, au cours de l’histoire, a livré d’autres démocraties aux coups de l’étranger, si le temps n’eût été laissé à quelques hommes, appuyés sur ce qui résistait encore, de rétablir en sous-œuvre la digue rompue. Ce que les vieux tuteurs du régime avaient fait était à recommencer, le dessein où ils avaient réussi il faudrait le reprendre un jour dans des conditions infiniment plus difficiles et qui, cette fois, rendaient le succès douteux.

Histoire de la IIIe République, 1935