Guerre à l’extérieur, émeutes et troubles à l’intérieur. L’un des récents Directeurs, un ancien prêtre régicide, Sieyès, a compris, à lui seul, qu’il fallait changer tout si l’on voulait sauver l’essentiel de la Révolution. Il a avec lui non pas, comme on le croit, des adversaires de la République, mais aussi bien de ses partisans. Sans doute, à transformer la Constitution, à chasser les députés, à faire appel à ce général qui revient d’Égypte et qui est l’ami de Barras, court-on le risque d’une dictature militaire. Mais il vaut mieux la dictature militaire que le retour des Bourbons – pour les régicides en particulier.
Le coup d’État fut préparé par Sieyès, et appuyé par tout le parti intellectuel. Cabanis était à côté de Bonaparte et, à la veille de Brumaire, le général victorieux allait à Auteuil rendre visite à Mme Helvétius, la veuve de l’illustre philosophe. Las de la République, mais non de la Révolution, Sieyès et ses amis revenaient à Voltaire, aux Encyclopédistes, et ne comptaient plus, pour faire obstacle à la restauration de la monarchie traditionnelle, que sur un nouveau despotisme éclairé.
Tout, néanmoins, faillit être perdu, par la faute de Bonaparte. Ici encore la philosophie de l’accident aurait beau jeu, et il est curieux de voir comment cet homme de génie n’a rien fait, n’a rien su faire, au jour décisif, et que la partie a été jouée par d’autres.
Le 18 Brumaire, – 9 novembre 1799 – on convoque, sous prétexte d’un complot imaginaire, le Conseil des Anciens, qui vote aussitôt le transfert du Corps législatif à Saint-Cloud et attribue à Bonaparte le commandement des troupes de la garnison de Paris. Cette première partie de l’opération marche à peu près sans encombre.
Le 19, – il était maladroit au possible de prévoir un coup d’État en deux journées – les Conseils avaient eu le temps de réfléchir. Les partisans de Sieyès, modérés pour la plupart, étaient déroutés par les manœuvres de leurs adversaires. Les intellectuels hésitaient devant le pouvoir : selon le mot admirable de l’historien Albert Vandal, « l’Institut était en train de manquer son coup d’État ».
Les militaires faillirent manquer le leur encore plus. Bonaparte se montra d’abord aux Anciens, où l’on venait d’annoncer la démission du Directoire, afin de réclamer une nouvelle constitution. Il parla assez mal. Aux Cinq-Cents, ce fut pire : on l’accueillit aux cris de « À bas le dictateur ! À bas le tyran ! Hors la loi ! » Il se tira avec peine de la bagarre, monta à cheval pour haranguer des troupes hésitantes, à peine remis d’une sorte d’évanouissement, le visage ensanglanté par des écorchures qu’il s’était faites dans son énervement. Il criait qu’on avait voulu l’assassiner.
Tout fut sauvé par son frère, Lucien Bonaparte, président des Cinq-Cents. Celui-ci prévint les conjurés, se fit enlever de la tribune par dix hommes, et, au-dehors, devant les troupes, accusa les Cinq-Cents de n’être que « les représentants du poignard » en révolte contre la loi. Son éloquence eut raison des dernières hésitations, les grenadiers s’élancèrent et chassèrent les députés de la salle des séances.
Avant de quitter Saint-Cloud, on rattrapa dans les bois trente ou quarante législateurs en fuite, on les parqua, et, aux chandelles, on leur fit voter l’institution de trois consuls. Le 18 Brumaire avait réussi.
Le lendemain, la Constitution nouvelle ne s’afficha pas d’une manière tapageuse. Elle était l’œuvre de Sieyès, établissait des listes de notabilités, abolissait pratiquement la souveraineté du peuple, les libertés publiques et parlementaires. En haut de sa pyramide, Sieyès plaçait un Grand Électeur chargé de désigner deux consuls, l’un de la paix, l’autre de la guerre. Bonaparte refusa le poste de Grand Électeur, et l’on revint à l’idée des trois consuls, dont l’un aurait la préséance. Ce fut naturellement le jeune général. Le second consul fut un régicide modéré, Cambacérès ; le troisième un secrétaire de Maupéou, un représentant de cette « révolution » tentée sous Louis XV contre le Parlement, Lebrun. C’était un choix significatif que cette union dans le gouvernement de principes si divers. Quant à la foule, elle était fatiguée, depuis dix ans, de voter sur tout. Et les intellectuels étaient las des caprices de la foule. Après tant d’années de République, on revenait donc bien à la Révolution modérée et au despotisme éclairé du XVIIIe siècle.
C’est avec le Consulat que Napoléon Bonaparte obtient ce pouvoir suprême que nous nommons dictature. Il commença par ranimer la confiance, faire rentrer l’argent, rétablir sous le nom de droits réunis d’anciens impôts, créer la Banque de France. Il réorganisa l’administration en établissant les préfets, non élus, représentants directs du pouvoir. Ce furent les institutions de l’an VIII, cadre de la France moderne, qui dure encore. La Révolution était conservée dans ses principes, des garanties accordées aux acquéreurs de biens nationaux. Enfin, Bonaparte tentait de mettre au point sa grande idée de la « fusion », appelait au pouvoir des hommes nouveaux, mais aussi des hommes d’ancien régime. Bientôt, il s’installera aux Tuileries, et il fera rentrer les émigrés.
Au-dehors, il semble remplir sa mission : la paix avec les conquêtes. En 1800, c’est Marengo, en 1802, il signe la paix d’Amiens, il renoue avec la papauté et établit le Concordat. Déjà, il avait rompu avec la politique anticléricale de la Révolution. Mais c’est revenir à la protection de la religion traditionnelle (par ailleurs, il s’occupe des protestants, donne un statut aux Juifs). Seulement, il le fait en maître, qui accorde ce qu’il lui plaît. On chante le Te Deum à Notre-Dame, Bonaparte se fait donner le consulat à vie. Encore un peu, et il voudra affermir son pouvoir.
Auparavant, il faut un crime : c’est l’assassinat du duc d’Enghien, dont il a toujours pris l’entière responsabilité et dont il a dit que ç’avait été « un sacrifice nécessaire à sa sécurité et à sa grandeur ». Une fois Enghien fusillé, il avait donné le gage suprême à la Révolution, il s’était mis du côté des régicides. Un homme du Tribunal, un certain Curée, au lendemain du meurtre, s’écria : « Bonaparte s’est fait de la Convention. » Le mot est profond. C’est le même Curée qui proposa le rétablissement de la Monarchie, sous le nom prestigieux d’Empire, dans la personne de Napoléon Bonaparte. Sans le fossé de Vincennes, l’Empire était impossible, et les républicains ne l’auraient pas accepté, de même qu’ils n’auraient pas accepté le Concordat. Il faut toujours se souvenir de cette politique de compensation.
Voici l’apogée de Napoléon : le sacre, le Pape venant de Rome pour donner au petit Corse usurpateur l’huile sainte et la couronne de Charlemagne.
Et pourtant, on peut déjà deviner les fissures de l’édifice. La guerre continue : Austerlitz, soit, mais Trafalgar, où la marine française est perdue. À Tilsitt, la paix est signée avec la Russie : on est en 1807, il n’y a pas de plus beaux jours pour le jeune Empire. Cependant, la situation est grave en Espagne, où Napoléon a établi un de ses frères. La Prusse se révolte. Désormais, la roue de la Fortune semble tourner à une vitesse accrue : Joséphine répudiée, le Corse, à la recherche de garanties, devient le gendre des Césars, épouse Marie-Louise, filleule de Marie-Antoinette et de Louis XVI, fille de l’empereur d’Autriche. En 1811, il lui naît un fils, qui, demain, sera maître de cet État énorme de cent trente départements, du Tibre à l’Elbe, avec le royaume d’Italie, la Confédération helvétique, les États vassaux. Mais l’alliance russe est rompue : Bonaparte part pour cette désastreuse campagne de Russie. À Paris, on annonce sa mort, on proclame la République : personne ne pense, pendant les quelques heures de la conspiration du général Malet, qu’il existe un Napoléon II. Bonaparte n’a pas fondé de dynastie. C’est le signe le plus grave.
Ensuite, c’est la débâcle, la campagne de France, chef-d’œuvre inutile, l’insurrection des maréchaux, l’abdication du 7 avril 1814. L’histoire est finie, l’Empereur disparu, il ne reste plus qu’un roitelet relégué dans une île méditerranéenne. Louis XVIII rentre à Paris.
On sait comment, un beau jour de printemps, l’oublié ressuscita, s’échappa de l’île d’Elbe où il s’amusait à tout réorganiser, débarqua au golfe Juan, gagna Paris. Alors, il retrouva la Révolution, appela à lui l’ouvrier, le paysan, parla des oppresseurs, et marcha au cri de : « À bas les prêtres ! À bas les nobles ! » L’aventure, devant l’Europe coalisée, devait durer cent jours, et finir à Waterloo, malgré les avances aux républicains, malgré un Acte additionnel aux constitutions de l’Empire qui n’est qu’une charte à demi libérale.
Il abdique, il se livre à l’Angleterre, comme Thémistocle au roi des Perses, par une de ces idées à la fois frappantes et livresques qui font de lui le poète de sa destinée. On l’envoie à Sainte-Hélène, où il achève sa prodigieuse et consciente épopée par le martyre et par la composition de sa légende. « Il n’y a que mon martyre, disait-il, qui puisse rendre la couronne à ma dynastie. » Il mourut, par une nuit de tempête, le 5 mai 1821.
Il laissait le souvenir le plus extraordinaire dont les hommes aient jamais pu s’éblouir. Les poètes, les chansonniers travailleront à sa légende, pour finir par l’incarner, quelques années plus tard, dans un autre Napoléon, troisième du nom. L’échec de cet autre Bonaparte n’empêchera pas la figure du premier de rester toujours aussi fascinante. Devenu professeur d’énergie, Napoléon est désormais un mythe, que chacun interprète comme il lui convient.
C’est l’exemple le plus extraordinaire du dictateur. Il a dit lui-même, avec son intelligence hors ligne, que son pouvoir était « tout d’imagination ». En effet, il faut que les dictateurs sachent parler aux imaginations pour réussir.
Selon les uns, Napoléon est un génie organisateur. Pour les autres (et jusque dans les proclamations officielles de ses descendants), il est la République personnifiée. Il tenait au pouvoir, à coup sûr, et déclarait l’aimer « en artiste », comme un musicien son violon. Mais il est trop certain qu’il a cherché à sauver ce que la Révolution avait produit de plus caractéristique, et que, sauf à ménager l’ordre apparent, il en a conservé les résultats les plus nets.
Il est une des images les plus parfaites de la dictature, parce que la dictature, presque toujours appuyée sur les revendications sociales, en conserve certains éléments, mais les inscrit dans une forme rigoureuse et sévère ; parce que la dictature, une fois les premiers moments passés, a presque toujours comme idée essentielle la « fusion » du passé et du présent, sous condition d’une soumission parfaite.
Enfin, il est l’image de la dictature, parce qu’il en a senti lui-même les limites. Il répétait constamment que sa dynastie n’était pas assez ancienne, et que, contre cela, il ne pouvait rien. La conspiration du général Malet lui avait appris, un peu tard, que son fils ne régnerait jamais. À toute force, il essayait d’affermir son pouvoir, de l’étendre dans la durée, au-delà de la mort, – cette mort qui est le terme fatal des dictatures. Il faillit y arriver, par le moyen le plus original et le moins réductible en formules : celui de la poésie. Il s’empara de l’empire des âmes. C’était sa suprême carte, et, puisqu’en 1831 le Roi de Rome, duc de Reichstadt, mourra obscurément en Autriche, cette carte sera ramassée par son neveu, le fils d’Hortense de Beauharnais et de Louis de Hollande. La partie sera perdue quand même, en 1870, mais Napoléon Bonaparte aura fait tout ce qu’il est possible à un dictateur de faire pour assurer l’avenir de son pouvoir, et même, sans doute, au-delà des forces humaines.
Il reste et, sans doute, il restera le plus prestigieux des hommes qui sont sortis de la foule et qui se sont élevés au-dessus d’elle pour la conduire. Et pourtant, quant au résultat final, ne disait-il pas lui-même, avec son réalisme implacable, qu’il eût mieux valu qu’il ne fût pas né ?
Les Dictateurs, 1935.