On a cité partout le mot célèbre que M. Stanley Baldwin a repris pour son compte et qui est si conforme au sens religieux des Anglo-Saxons : « Plus que de félicitations, j’ai besoin de prières. » On raconte encore à Londres que le roi ayant dit au premier ministre, après son acceptation : « Je suis très heureux de tout cela, » M. Baldwin aurait répondu : « Je ne me sens pas heureux du tout, Sire. » La tâche de gouverner l’Angleterre et, avec elle, l’Empire britannique est si vaste qu’un homme de bon sens peut en être effrayé.
On la mesure mieux quand on lit un ouvrage qui vient de paraître et qui est le plus important que l’on ait publié chez nous sur les Anglais et leur politique, depuis les livres célèbres de Boutmy. Le livre de M. Albert Demangeon, l’Empire britannique, s’intitule modestement « étude de géographie coloniale ». C’est beaucoup plus et beaucoup mieux.
Considérez, avec M. Demangeon, qu’en trois siècles, l’Empire britannique a atteint des dimensions qui dépassent toutes celles des plus grands empires connus dans l’histoire : celui des tsars n’en était que la moitié. Britannia domine près du quart de la superficie des continents, trois fois l’Europe, deux fois l’Amérique du Sud. Sur la terre ferme, la métropole ne représente que la centième partie des colonies et des dominions.
Cette disproportion extraordinaire s’accroît encore si l’on considère que le Royaume‑Uni est extrêmement éloigné du centre de gravité de ses possessions, centre de gravité qui se trouve dans l’Océan Indien. D’où la nécessité, pour l’Angleterre, des relais, des escales, des bases navales, des dépôts de charbon, des stations de câbles qui sont comme les piliers de cette énorme construction. « Pour bien concevoir la structure de l’Empire britannique, écrit M. Demangeon, il faut écarter la comparaison des empires terrestres. Sur terre, la dispersion géographique est pour un État une faiblesse, un danger de dissociation ; un empire continental vit malaisément en morceaux séparés. Au contraire, l’Empire britannique, issu d’une île et fondé sur le commerce, puise sa force dans la mer, le chemin universel qui relie entre elles ses dépendances. La mer forme le lien commun, la matière essentielle de tout ce qui est britannique ; sans elle, l’empire se briserait en fragments de terre, en poussière d’îles… L’idée de n’être plus libre sur les mers irrite le citoyen britannique ; l’idée de n’y être plus le maître l’inquiète. »
Il y a là sujet à réflexions pour nous comme pour les Anglais. Sans être aussi vaste que le leur, notre empire colonial est considérable. Comment, sans force navale, le gardons‑nous ? Osons le dire : par pure tolérance et parce que les maîtres de la mer veulent bien nous le laisser. Jusqu’à quand ? C’est une autre affaire. Mais il y a des précédents historiques qu’il est difficile d’oublier. Il y a deux cents ans, après une grande guerre continentale, un règlement européen étant intervenu, une autre lutte ne tarda pas à s’ouvrir, la lutte pour la domination des mers et l’Angleterre n’en est sortie victorieuse qu’une centaine d’années après. Tout bien est toujours à défendre, pour elle comme pour nous, et ce n’est évidemment pas contre nous, qui n’avons ni les moyens ni l’envie de l’attaquer, que l’Angleterre aura à défendre le sien. Mais contre qui ? L’Allemagne peut‑être. Les États-Unis peut-être aussi. Aucun accord de Washington ne mettra l’Empire britannique plus que le nôtre à l’abri des compétitions. Et, au fond de lui‑même, quel Anglais ne pense à cela ?
L’Action française, 25 mai 1923.