Les Anglais et la guerre

Sir Édouard Grey, ce ministre de vieille aristocratie whig, à qui l’Angleterre et nous devons tant de gratitude, a prononcé cette semaine une parole qui fait le plus grand honneur à son esprit politique « De mémoire d’homme, a-t-il dit, c’est la quatrième fois, depuis 1864, que la Prusse déclare la guerre à l’Europe. » Et il a ajouté : « Nous sommes résolus à ce que ce soit la dernière fois qu’on voie la guerre ainsi préparée en Allemagne. »

Nous devons nous réjouir extraordinairement que des déclarations aussi fortes aient été faites par un homme d’État radical anglais. Nous devons nous en réjouir d’autant plus qu’elles étaient moins attendues. Sir Édouard Grey vient tout simplement de déclarer la faillite de la politique libérale du dix‑neuvième siècle, de réhabiliter ‑ parfaitement ! ‑ les conceptions de l’ancienne diplomatie. Il a de nouveau formulé le principe dont l’abandon avait permis à Bismarck de fonder l’unité allemande et l’Empire allemand. Avant l’apparition d’une grande Allemagne dirigée par la Prusse, il existait encore les vestiges d’une société des peuples, d’une Europe où les faibles trouvaient des garanties, où un État brigand comme l’État prussien rencontrait une gendarmerie internationale. Qu’est‑ce qui a permis à la Prusse d’accomplir ses brigandages ? Les fausses, les pernicieuses idées qui ont régné au siècle passé et d’après lesquelles les Allemands avaient le « droit », le droit absolu, intangible, de se constituer en nation, de se développer et de vivre leur vie, comme les Français et comme les Anglais. On s’imaginait même que lorsque la nationalité germanique aurait reçu satisfaction, l’équilibre serait trouvé, le repos définitivement assuré au monde. Permettre qu’il y eût une grande Allemagne, c’était faire œuvre de justice, de liberté et d’égalité. Sur ces assises nouvelles, devait s’organiser une humanité heureuse et paisible. C’était l’illusion immense de Michelet lorsqu’il écrivait ces paroles que lui‑même, en 1870, relut avec surprise, que nous relisons aujourd’hui comme un monument de funeste naïveté : « Dieu nous donne de voir une grande Allemagne… Le concile européen reste incomplet, inharmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies de peuples n’y siègent pas dans leur majesté, n’ajoutent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fraternel équilibre des peuples. »

Hélas !…

Lorsque M. Paul Cambon, le 31 juillet 1914 (jour où l’agression de l’Allemagne était devenue certaine) vint s’assurer des dispositions du gouvernement britannique, il représenta, comme en fait foi le Livre Jaune, qu’il était de l’intérêt de l’Angleterre « d’éviter de voir se renouveler l’erreur de l’Europe en 1870 ». Ce jour‑là, sir Edouard, très réservé, même un peu sphinx, ne releva pas l’allusion. Mais, sans doute, son jugement était‑il déjà formé.

L’Angleterre de 1914 n’a pas renouvelé l’erreur de 1870. Le gouvernement libéral-radical de M. Asquith n’a pas recommencé la faute du gouvernement libéral de Gladstone. Il a laissé le Cobden-Club et les vieux tenants du libéralisme orthodoxe tonner à leur aise. Il s’est séparé sans remords de lord Morley, illustre représentant de l’esprit gladstonien au ministère. Ce sont des signes extrêmement précieux. Nous n’y insistons pas seulement parce qu’ils expriment le grand changement d’idées qui a permis à l’Angleterre de se trouver à nos côtés au lieu d’assister indifférente à nos tribulations, comme en 1870, mais parce qu’ils promettent une solution rationnelle de la guerre, une utilisation judicieuse de la victoire.

En voyant, voilà quarante‑cinq ans, la France vaincue, un formidable Empire allemand naître de notre défaite, l’Angleterre eut l’intuition de la faute que Gladstone venait de commettre. Un de nos meilleurs diplomates, Charles Gavard, écrivait de Londres, le Iᵉʳ mars 1871 : « L’inquiétude est extrême ici. Le public anglais comprend, comme nous, que c’est une guerre perpétuelle qui commence. Il n’ose rien dire, mais il est mécontent du rôle qu’a joué son gouvernement. » Voilà l’idée qui a fait son chemin, voilà le germe qui a levé si magnifiquement le 4 août 1914, jour historique où l’Angleterre a adressé son ultimatum à l’Allemagne ‑ à l’Allemagne plus habituée à en envoyer qu’à en recevoir.

Les hommes d’État et les journaux anglais ont été fort prudents jusqu’ici sur les mesures qu’il conviendrait de prendre après la victoire, pour empêcher le retour d’événements semblables à ceux‑ci et pour rendre l’Allemagne incapable de recommencer à mettre l’Europe à feu et à sang. Vendre la peau de l’ours n’est pas dans le caractère anglais. Mais des paroles aussi fortes que celles que vient de prononcer sir Édouard Grey comportent des suites, indiquent un programme. L’Angleterre « résolue à ce que ce soit la dernière fois qu’on voie la guerre ainsi préparée en Allemagne », devra vouloir aussi les seules mesures qui puissent vouer l’Allemagne à l’impuissance militaire : et ce sont celles qui la voueront de nouveau à l’impuissance politique.

Peut-être alors quelques voix s’élèveront-elles là‑bas, comme il s’en élève déjà chez nous, en faveur du peuple allemand, et pour le distinguer et le séparer de ses chefs. Il sera facile de répondre par les preuves de solidarité que peuple et chefs ont abondamment fournies en Allemagne depuis huit mois. Mais, en outre, les Anglais pourront se rappeler avec à propos ce que Gladstone répondait, en 1870, à ceux qui lui reprochaient de rester neutre et lui représentaient que la France, le 4 septembre, avait renversé Napoléon III, considéré à Londres comme responsable de la guerre : « Il est impossible d’exempter un peuple de sa responsabilité plénière envers un autre peuple pour les actes de son gouvernement. »

Voilà un mot de Gladstone, qui, nous l’espérons, servira encore, et, cette fois, contre nos ennemis. Conjugué avec celui de sir Édouard, il pourra aider à libérer l’Europe du fléau allemand.

L’Action française, 27 Mars 1915