Les dix ans du bolchevisme

Les Soviets, qui n’ont pas tant d’occasions de se réjouir, fêtent le dixième anniversaire du coup d’État de Lénine. On a un peu oublié les circonstances dans lesquelles les bolcheviks avaient pris le pouvoir et les marins rouges qui, mettant la main sur l’épaule du président de l’Assemblée kerenskyste, l’avaient prié de sortir, à quoi le président et l’Assemblée avaient aussitôt consenti, abdiquant avec la même facilité que Nicolas Il. À ce moment-là, rares étaient les personnes qui croyaient à la durée du régime communiste en Russie. Pourtant il dure depuis dix ans. Il est de ceux dont on peut dire, selon le mot célèbre : « Il est arrivé, mais dans quel état ! »

Deux choses ont rendu possible le coup d’État de Lénine, et, de ces deux choses, l’une est étrangère, l’autre est contraire au communisme. Il y avait d’abord que les bolcheviks promettaient (c’est une des rares promesses qu’ils aient tenues) la paix immédiate avec les Allemands, et le peuple russe en avait assez de la guerre. Cependant, parti de l’idée de la guerre des classes, le communisme n’est pas essentiellement pacifique, et il l’a bien prouvé.

Il s’est donc édifié sur la facile démagogie du pacifisme. En même temps, par une violation grave de ses principes, Lénine laissait les moujiks s’emparer de la terre. C’est‑à‑dire, point essentiel et trop peu vu, que le communisme s’est établi par sa propre négation qui est la généralisation de la propriété individuelle. Ce fait n’a pas été aperçu d’abord. Lénine le dissimulait avec soin et, en Occident, on était surtout frappé par les mesures révolutionnaires qu’il prenait. Lénine n’était qu’un opportuniste à figure de doctrinaire. Il savait parfaitement qu’un régime, fût‑il révolutionnaire de nom, devait avoir une base conservatrice. Et, dans un pays agricole, la première chose à faire est d’avoir avec soi les paysans.

Le partage des terres, qui a épargné une révolution à la Roumanie, a consolidé la révolution en Russie. Le régime des Soviets, par un paradoxe étrange, est en somme fondé sur la propriété individuelle. Car c’est une assez pauvre défaite d’alléguer que les terres n’ont été cédées que pour quatre-vingt-dix-neuf ans. D’abord, le moujik s’en est emparé. Qu’on aille donc les lui reprendre ! Et puis, d’ici quatre-vingt-dix-neuf ans, Staline, Rykof et moi nous mourrons. Lénine lui-même est déjà mort.

Résumons donc ce que le bolchevisme a fait en Russie depuis dix ans. Il a créé une nouvelle classe de propriétaires ruraux, dont quelques‑uns sont aisés ou même riches et auxquels il n’ose pas toucher. Il a mis le commerce, l’industrie, les finances dans un état pitoyable, à telles enseignes qu’il cherche partout des crédits auprès des pays capitalistes et bourgeois. Enfin, malgré des efforts persévérants, il n’a pas réussi à se répandre au-delà des frontières russes, pas même en Chine, et la révolution universelle est demeurée à l’état de mythe.

Ce que le bolchevisme a de plus clair à son actif, c’est d’être resté au pouvoir dix ans. Il n’y a pas de raison pour qu’il n’y reste pas dix années encore et même davantage. Le tsarisme était malade depuis bien longtemps. Il se serait prolongé indéfiniment s’il n’y avait eu la guerre, si les troupes inutilement entassées dans les casernes de Petrograd ne s’étaient soulevées, si l’armée, en un mot, n’avait fait défection. Tant qu’il aura son armée avec lui, le communisme n’a rien à craindre. Staline étouffera les insurrections comme Stolypine les étouffait en 1905, car il ne peut pas être question d’une insurrection générale en Russie et des foyers éloignés les uns des autres de centaines de kilomètres peuvent être facilement éteints. Beaucoup de choses de là-bas, et même la durée du communisme comme la durée du tsarisme, s’expliquent par le caractère amorphe des masses répandues sur des espaces presque infinis. En somme, tout calcul politique, quand il s’agit de la Russie, doit être fondé sur la notion de la distance.

La Liberté, 18 octobre 1927