Les lanternes de Rochefort

On a dit que lesLanternes de Rochefort avaient renversé l’Empire. C’est un peu exagéré, attendu que Sedan est entré pour une large part dans cette chute et que, ce jour-là, les trente-six chandelles que Bismarck fit voir au gouverne­ment impérial brillaient d’un autre éclat que les Lanternes. Il n’en est pas moins vrai que les petits pamphlets où Henri Rochefort faisait la guerre à Napoléon III avaient produit en France une impression profonde. Cette voix jeune, ironique, qui disait si souvent le paradoxe qu’elle trouvait parfois le bon sens, avait fini par créer un état d’esprit d’un genre nou­veau. Rochefort n’aura pas inventé l’opposition gaie, parce qu’Aristophane l’avait pratiquée avant lui. Mais c’est en riant qu’il a ébranlé l’Empire parce que son rire privait le régime impérial de cette considération respectueuse qui est comme l’oxygène indispensable pour former un air respirable aux gouvernements.

Nous ne croyons pas que des bons mots suffisent à renverser un gouvernement, ce gouvernement fut-il même mauvais. Des bons mots ne suffisent pas à cette tâche, mais ils y contribuent. La première Lanterne s’ouvrait sur cette espèce de calembour qui restera dans l’histoire parce qu’il a eu en réalité une valeur historique : « La France contient, dit l’Almanach impérial, trente-six millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement. » Rochefort, au cours de sa carrière de journaliste, a eu des mots aussi spirituels que celui-là, sinon davantage. Mais ses « sujets de mécontentement » sont incom­parables et inoubliables, parce qu’à elle toute seule cette plai­santerie représentait le haussement d’épaules, le sourire libé­rateur, le mélange de mépris et de gaîté avec lesquels Rochefort convoquait la France à la lutte contre son gouvernement. Quand on pense que l’opposition était alors conduite par de sombres religionnaires de l’espèce d’Eugène Pelletan, on s’explique l’attrait qu’exercèrent la verve insolente et l’esprit endiablé qui étaient dépensés dans les célèbres petites brochures rouges.

Elles sont bien curieuses à relire aujourd’hui, ces treize premières Lanternes qui ont fait la popularité de Rochefort. C’est un étonnant pot-pourri. Il y a de tout, du sérieux même d’aventure, mais toujours sous une forme drôle. La plaisante­rie, dans le genre où excellait Rochefort, dans son genre pour ainsi dire classique, atteint au tragique quand on y pense un instant : «… Le Mexique, cette grande pensée du règne (pas de celui de Maximilien). » Cette simple parenthèse évoque Queretaro, une fusillade, une impératrice folle : tout un tableau de Goya. Et ceci encore, pour faire penser à l’exécution du duc d’Enghien : « Le comte et la comtesse de Paris viennent d’arriver à Bade où ils ont l’intention de passer la saison. Quel bonheur que nous ne vivions plus sous Napoléon Iᵉʳ ! Bade est si près d’Ettenheim ! »

Toutes ces allusions étaient entendues du public de ce temps-là. Temps heureux où un simple mot comme celui-ci faisait fortune : « On annonce l’histoire de Charlemagne écrite par Napoléon III. Que j’aimerais lire une histoire de Napo­léon III par Charlemagne !

Rochefort était parfois plus méchant. Souvent aussi, je le sais, il confondit dans sa plaisanterie ce qui était dérisoire et ce qui était respectable. Les Lanternes, de ce point de vue-là, sont par moment une bien mélancolique lecture. Comme on voit qu’elles datent d’avant les leçons de la guerre ! Mais quelles échappées de bon sens, aussi, de ce bon sens qui devait être cuisant plus tard aux républicains autant qu’il l’avait été aux hommes de l’Empire ! On n’en finirait plus si l’on voulait citer tout ce qui est direct, frappé comme une médaille de l’ironie. Lisez seulement cette sorte de fable :

« Toutes les semaines, on organise pour Trouville le train des maris et pour Fontainebleau le train des ministres. Quelle terrible émotion pour l’aiguilleur et comme les cheveux doivent se soulever sur sa tête quand il sent qu’une distrac­tion suffirait pour faire dérailler toute la politique de la France !

« Quel rapprochement à faire entre ce manœuvre qui touche six cents francs par an pour veiller sur des hommes dont le plus modeste en perçoit cent cinquante mille !

« Quel sujet de mélancolie pour qui veut réfléchir que si un malheur survenait, l’aiguilleur serait responsable, tandis que les ministres, cause première de tant d’accidents, ne le sont pas ! »

S’il y a de petits chefs-d’œuvre, en voilà un de Rochefort…

L’Action française, 2 juillet 1913.