Ceux qui, comme nous, ne se sont jamais fait beaucoup d’illusions sur la Russie ont toujours été dans les meilleures conditions pour dire que l’alliance franco-russe était naturelle, nécessaire et qu’il fallait, par tous les moyens possibles, la pratiquer, la cultiver, la préserver et lui faire rendre tout ce qu’elle était capable de donner. Ni Sturmer, ni Lénine ne nous ont surpris. Sous Lénine comme sous Sturmer, il n’y a qu’une ligne de conduite à suivre : sauver de l’alliance ce qui peut en être sauvé et ne pas renoncer, par dépit, à vingt‑cinq ans de politique et de collaboration.
Un peu de scepticisme nous a mis à l’abri de cette mauvaise humeur que sont portés à ressentir ceux qui avaient cru à un mariage d’amour avec la Russie, comme ceux qui avaient estimé trop haut sa valeur militaire. Nous qui doutions, nous avons été agréablement étonnés de ce qu’ont fait les armées russes dans la première partie de la campagne. On était disposé à l’indulgence pour les défaillances et les trahisons des généraux d’ancien régime, quand on se représentait par la pensée la défection en bloc à laquelle l’anarchie ne manquerait pas de conduire. Trotsky fait regretter Soukhomlinof qui, du moins, n’a jamais enjoint aux commandants d’armée de conclure un armistice avec l’ennemi.
Le principe à observer vis‑à‑vis de la Russie, a toujours été pour nous celui du moindre mal. C’était un triste gouvernement que celui du tsar. Pourtant, c’était encore un gouvernement : notre rôle n’était pas de le démolir… Il fallait le soutenir, le renflouer, le guider, si l’on pouvait, par des avis sages. Ses tares les plus graves venaient de la faiblesse et de l’aveuglement de l’autocrate lui‑même. Dans des cas semblables, la France avec Pierre III, l’Angleterre avec Paul 1ᵉʳ n’avaient pas hésité à recourir aux grands remèdes. La France démocratique et l’Angleterre libérale du vingtième siècle ont été beaucoup plus respectueuses de la majesté impériale. Et ce respect, qui nous coûte très cher, n’a même pas préservé Nicolas II de l’abdication et de l’exil. Une politique hardie et réaliste eût pris les devants. Une intervention opportune, mille fois justifiée par la gravité des circonstances, une opération césarienne à Petrograd eussent épargné des flots de sang français.
Quiconque était un peu renseigné savait bien que le trône de Nicolas II ne tenait qu’à un fil. « Tel qu’il est, le régime, dont la guerre a accusé les tares, n’a qu’un nombre infime de défenseurs, » écrivions‑nous le 1ᵉʳ juin 1916, en revenant de Russie, dans un rapport qui fut remis à qui de droit. Là-dessus, toutes les observations étaient concordantes. Était‑ce une raison pour laisser venir la catastrophe ?
La monarchie tombée, il ne pouvait plus y avoir en Russie qu’un affreux désordre. Les plus intéressants à entendre à ce sujet étaient les libéraux russes eux‑mêmes. Ils appréhendaient une révolution et ils l’ont bien prouvé lorsqu’en mars 1917 ils ont essayé de substituer un régent à Nicolas II. Si l’on n’eût pas attendu, pour cette tentative, que la foule fût maîtresse de la rue et qu’elle eût envahi la Douma, il eût été possible de réussir.
Tant que l’ancien régime subsistait, nous devions l’appuyer, en défendre au moins le principe, même si l’on doutait de sa solidité. Ce qu’on disait contre lui, dans la presse française ou anglaise, l’affaiblissait encore et rendait toute combinaison plus difficile. La vraie marche à suivre, c’était d’abord de lui sauver la face en public : jusqu’à la dernière limite du possible nous avons essayé de remplir cette tâche ingrate au lieu de régaler le lecteur des scandales de Raspoutine. En quoi cela empêchait-il de concerter une action définie avec les libéraux patriotes, avec un nationaliste comme Pourichkiévitch, avec les grands‑ducs signataires de la « lettre de remontrances » ?
Le trône s’est effondré sous le poids des fautes commises par Nicolas II. Il n’y avait plus qu’à s’incliner devant le fait accompli. À quoi bon pleurer sur cette jument de Roland ? Pour le tsar comme pour les Alliés, tout était trop tard. Après quelques avis discrets donnés au public, après‑avoir indiqué le péril de l’anarchie et fait entendre qu’il fallait craindre des Jeunes-Russes la déception que les Jeunes-Turcs nous avaient déjà ménagée, à quoi eût-il servi de répandre de tristes pronostics et de noirs pressentiments ? La révolution avait triomphé, ‑ chose presque unique dans l’histoire, ‑ sans soulever le moindre mouvement contre-révolutionnaire. Il n’y avait qu’à en prendre son parti.
Avec la même abnégation et la même absence de foi, comme nous avions défendu Nicolas II, nous avons appuyé Goutchkof, Milioukof, le gouvernement des libéraux-nationaux. Ils ont duré deux mois. Kerensky est venu : le même crédit lui a été ouvert et il importait de le lui ouvrir, parce qu’il était clair que Lénine était au bout de la chaîne.
Maintenant, Lénine est au pouvoir. Il a dépassé et de beaucoup Sturmer, qui au moins rencontrait, comme barrière suprême, le sentiment de l’honneur toujours vivant chez Nicolas II. Lorsque, le jour de l’abdication, un de ses pires conseillers avait proposé d’ouvrir les lignes aux Allemands, l’empereur avait repoussé cette idée avec dégoût. Lénine n’y a pas regardé de si près.
Mais, aujourd’hui que l’anarchie et le défaitisme triomphent, quel est donc le moindre mal en Russie ? Peut‑on sauver encore quelque chose de l’alliance ? Oui, on le peut en réservant l’avenir. On le peut si l’on ne désespère pas, si l’on ne brûle pas ce que l’on a adoré, si l’on ne jette pas par-dessus bord, dans un mouvement de dépit, tous les précieux intérêts que représente la politique franco-russe.
Un des plus grands risques que court la Russie, c’est que sa mosaïque se disjoigne. Elle menace de tomber en morceaux. Dans le nombre, il y en aura peut‑être de bons. À nous de ne pas les laisser finir. Si la France se désintéressait de la Russie, s’habituait à la regarder comme perdue sans recours, elle découragerait ceux des nôtres qui, là-bas, peuvent la servir en faisant fonction de diplomates et d’agents volontaires. Elle laisserait le champ libre aux Allemands déjà prêts à se saisir d’une proie facile. Tout cela par désappointement sentimental !
Il ne reste plus qu’une faute à commettre pour que l’alliance franco‑russe ait achevé le cycle de ses malheurs. Depuis l’enthousiasme aveugle qui avait salué l’amiral Avellan jusqu’à la désillusion passionnée d’aujourd’hui, rien n’aurait manqué à la détestable application d’une idée juste, si l’on ne s’arrêtait pas au bord de l’erreur dernière. Voilà le moment, au contraire, de pratiquer l’alliance plus sérieusement et dans un esprit plus positif qu’on ne l’a jamais fait. Le mot d’ordre doit être de ne renoncer à rien.
L’Action française, 23 novembre 1917