Nous ne savons pas encore au juste pourquoi M. von dem Bussche a éprouvé le besoin de faire connaître au monde qu’il s’intéressait aux bruits d’une restauration monarchique à Petrograd et qu’il ne tenait pas ces rumeurs pour invraisemblables. Ce qui vient de se passer à Kiev montre que l’Allemagne s’occupe de faire régner en Russie l’ordre allemand. Nous voilà loin d’une restauration russe avec le tsar de l’alliance rétabli sur le trône de ses pères.
Il y a pourtant beaucoup de personnes qui ne se font pas facilement à l’idée que la guerre a bouleversé beaucoup de choses et qui croient à la baguette magique qui rétablira l’Empire dans son ancien état. Il y a partout, jusque chez les révolutionnaires, des conservateurs par manque d’imagination. Ceux qui ne croyaient pas à la possibilité de la guerre, des invasions, des annexions, des écroulements d’empires, croyaient en somme à la stabilité du monde tel qu’ils l’avaient connu et à l’éternité de la carte telle qu’ils l’avaient vue dessinée à l’école. Quand les catastrophes sont arrivées, les mêmes n’ont pas admis que ce pût être sérieux et ils ont toujours pensé que le monde n’allait pas tarder à rentrer dans son assiette, comme les fleuves rentrent dans leur lit après une inondation.
Cette illusion explique un certain nombre des fautes politiques et militaires que l’Entente a commises.
Soucieux de disculper une administration dont il est le défenseur, le colonel Repington explique dans le MorningPost que si l’Amirauté a attendu le mois d’avril 1918 pour embouteiller Zeebrugge, c’est parce que l’ancienne direction avait cru que les Allemands évacueraient la Belgique d’un jour à l’autre. « Il ne fallait pas croire, monsieur, » disait Louvois dans un cas pareil. C’est par suite d’une erreur du même genre qu’on avait laissé la Turquie déclarer la guerre avant d’essayer de forcer les Dardanelles dont le passage était grand ouvert au mois d’août 1914. Qu’on prenne garde que ce qui est arrivé pour les Dardanelles ne recommence pour l’Escaut !
Loin que les choses redeviennent toutes seules ce qu’elles étaient avant la guerre, la guerre, au contraire, a pour effet de les décomposer davantage tous les jours. Elle agit à la façon de ces maladies qui, peu à peu, affectent les divers organes du corps humain. Compter sur un retour naturel à la santé, c’est compter sur le miracle et non sur l’antisepsie après une grande infection.
Endormies par une longue période de tranquillité et d’équilibre, les puissances occidentales avaient perdu le sens du mouvement. « Tout coule ! » disaient les anciens sages. On avait oublié que les constructions politiques sont fragiles. L’expérience de la guerre montre pourtant combien peu de mois suffisent pour jeter par terre ce qu’il a fallu des siècles pour édifier. Ce que les tsars avaient mis trois cents ans à rassembler s’est dissous en moins de trois cents jours. L’accès à la mer Baltique représentait l’effort du règne de Pierre le Grand ; l’Ukraine et la mer Noire l’effort du règne de la grande Catherine. Calculez combien de semaines il aura fallu pour que le vent de la défaite et de la révolution réduise en poussière ce puissant Empire ! C’est le château de cartes de la fable de Florian. Mais nous ne savons même plus les fabulistes de la petite enfance.
S’imaginer aujourd’hui que la Russie se relèvera bientôt et marchera comme un autre Lazare, c’est faire trop bon marché de toutes les leçons de la politique et de l’histoire. Nous avons eu jadis le roi de Bourges. Mais cette royauté presque dérisoire c’était encore un point solide sur lequel le patriotisme français suscité par Jeanne d’Arc put s’appuyer, et il fallut bien du temps et bien des luttes avant que la France reprît figure. On cite aussi la Prusse après Iéna, lorsque, suivant le mot de Henri Heine, Napoléon n’avait qu’à siffler pour qu’il n’y eût plus d’État prussien. D’abord Napoléon s’abstint de siffler, genre de clémence que l’Allemagne ignore. Et puis la Prusse conservait son roi, sa reine populaire, l’espoir de sa dynastie. Il y avait aussi en Allemagne un puissant mouvement national, des philosophes, des poètes, qui élevaient les cœurs et qui répandaient l’idée du relèvement.
Peut‑être, un jour, quelque chose de pareil pourra-t-il se produire en Russie. Jadis, la Moscovie a déjà connu la conquête de l’étranger. Les Polonais étaient au Kremlin. Le « brigand de Touchin » tenait le rôle de Lénine. C’est de cet abîme que surgirent le boucher Minine et le prince Pojarsky pour sauver la patrie russe et porter un Romanof au pouvoir. Alors même, cette restauration ne se fit pas du jour au lendemain et demanda bien du temps et bien des peines. À défaut de l’histoire, trop austère, que les Parisiens consultent donc leurs souvenirs de théâtre. L’opéra russe, avant la guerre, avait apporté à Paris la Vie pour le tsar. Aussi longtemps que n’aura pas reparu en Russie l’état d’esprit du moujik qui se sacrifiait pour sauver le petit Michel Romanof, compter sur une restauration vraiment russe sera purement chimérique.
La Russie a été aussi gravement « dissociée et décérébrée », comme disait jadis Barrès, qu’un pays peut l’être. Les idées libérales et socialistes ont d’abord frappé les intelligences et fait disparaître, du haut en bas, toute espèce de capacité de gouverner. Le principe des nationalités, jeté dans cette anarchie, a amené une dissolution immédiate. Au lieu de servir de réactif, l’invasion étrangère n’a servi qu’à décomposer davantage ce demi‑cadavre. Voilà les choses comme elles sont. Pour le civet d’une restauration russe, il faut un lièvre. Le lièvre est invisible jusqu’à présent.
Si le tsarisme, sous une forme quelconque, pouvait en ce moment être rétabli en Russie, il ne s’appuierait que sur le dégoût causé par l’anarchie maximaliste, et l’ordre, pour les Russes, est allemand. Il est représenté par Guillaume II. Les Alliés, eux, représentent à la fois la guerre et les démocraties, et les Russes patriotes qui ne répugnent pas à l’idée de la guerre voient de leurs yeux ce que c’est qu’une intégrale démocratie. Alors ? Comme le coup d’État de Kiev l’a montré hier, la Russie républicaine est trop faible pour se défendre contre les Allemands. Une monarchie ne serait faite et ne se soutiendrait que par les Allemands. Plus que jamais on doit demander : Alors ?…
Alors, il faudra que bien des choses aient changé pour que la Russie qu’on regrette ou qu’on rêve se réveille et reparaisse parmi les vivants. Il y a un long travail tenace à faire avant d’effacer les traces de la guerre, là-bas et ailleurs. Nos soldats, sur la terre de France envahie, savent ce qu’il en coûte de reprendre pouce par pouce le terrain conquis par l’ennemi. Il y a aussi du terrain politique et moral à regagner en Europe et il y faudra la même patience. Accoutumons‑nous à cette idée au lieu de croire à l’instantané merveilleux.
L’Action française, 3 mai 1918