Hier, en transmettant ses pouvoirs à M. Paul Deschanel, M. Raymond Poincaré a prononcé des paroles où s’exprime le souci de l’avenir. « Vous aurez, a dit M. Poincaré à son successeur, à garantir la permanence de notre politique extérieure, à sauvegarder nos alliances, à vivifier la Société des Nations, à faire de la paix, qui n’est aujourd’hui encore qu’une espérance et un nom, une chose acquise et indestructible. » Derrière chacun de ces mots mesurés et choisis, il y a un avertissement. Et l’homme qui le donne est un homme qui sait. Celui qui a recueilli le dépôt sait aussi. M. Deschanel n’a-t-il pas dit, quelques jours avant son élection, que la politique extérieure dominait tout ?
Celle des paroles de M. Poincaré qui, peut‑être, frappera le plus, touche à nos alliances. Il faut les « sauvegarder ». Et tout le monde sent bien qu’elles sont sur le point de passer par une crise. Mais comment assurer cette sauvegarde ? Comment assurer, surtout, la durée de cette alliance entre la France et l’Angleterre dont Mirabeau disait déjà que la paix du monde dépendait ? Ne croyons pas qu’elle dure toute seule il faudra le vouloir. Il faudra y penser. Il faudra en trouver les moyens.
Ce n’est pas la peine de faire les hommes plus fous, plus méchants et plus ingrats qu’ils ne sont. S’il nous est pénible de voir nos alliés reprendre leur chemin et fermer leur bourse, le leur reprocher est naïf et n’avance à rien. La victoire dénoue les coalitions aussi sûrement que la défaite. Une coalition ne subsiste que si les raisons qui l’ont formée subsistent elles‑mêmes ou sont remplacées par d’autres raisons aussi fortes.
Lorsqu’une grande partie de la presse anglaise répète journellement que l’amitié de la Grande-Bretagne et de la France repose sur des bases solides ; lorsque le gouvernement britannique, à Londres, accueille les membres de notre propre gouvernement avec cordialité et avec le désir d’agir d’accord avec lui, ce n’est pas une feinte de bonne compagnie. Cette presse, ce gouvernement sont sincères. Leur loyauté change-t-elle rien au fait que, depuis la paix, le point de vue de l’Angleterre n’est plus, tant s’en faut, le point de vue de la France ?
L’Angleterre a fini la guerre dès le jour de l’armistice. La puissance maritime de l’Allemagne est brisée. La concurrence allemande est éliminée de la mer. Pour l’Empire britannique, la paix est une paix au comptant, une paix définitive. Pour nous, c’est une paix à terme qui doit être réalisée au cours des années à venir. Nous avons des ruines à relever, des indemnités à percevoir. L’Angleterre n’a pas de ruines. Son indemnité, elle l’a reçue sous une forme indirecte, néanmoins tangible : la disparition d’un rival. Est‑ce que ce ne sont pas, entre les Anglais et nous, de très sérieuses différences ?
Celles-là se voient à l’œil nu. Il en est d’autres qui commencent seulement à se dessiner aux yeux des observateurs attentifs. La guerre a eu des effets diamétralement opposés sur l’Angleterre et sur la France. La politique intérieure des deux pays s’en ressent et la politique extérieure suit. La guerre a confirmé chaque peuple dans son être. Pays de propriétaires et de terriens, avec des intérêts surtout continentaux, nous nous sommes montrés ce que nous sommes : un pays profondément conservateur. Industrielle et commerçante, l’Angleterre, qui n’a qu’une faible classe moyenne entre ses ploutocrates et ses prolétaires, offre un mélange de socialisme et de mercantilisme dont les tendances s’accordent sur plus de points qu’il ne semble et l’engagent sur des voies qui ne sont pas les nôtres.
Il est facile de constater que les milieux dirigeants de l’Angleterre sont frappés en ce moment par les progrès du travaillisme. C’est comme si la croyance se répandait que le Labour sera le parti qui gouvernera demain. Effectivement, les idées des travaillistes agissent sur les libéraux‑radicaux qui, à leur tour, influencent les libéraux et les conservateurs de la coalition qui est en ce moment au pouvoir. Tout se passe comme s’il se formait une doctrine dont le travaillisme serait l’inspirateur. Et elle pousse insensiblement l’Angleterre à s’occuper avant tout de faire vivre ses masses prolétaires. Dans les relations extérieures, cette doctrine se traduit par l’intérêt majeur qui s’attache aux débouchés, au commerce et aux colonies, par une certaine indifférence pour les questions de politique continentale.
Des situations aussi contraires à tous les égards, des besoins si peu semblables, font qu’on parle difficilement le même langage entre Français et Anglais. Nos grandes préoccupations ne sont pas les leurs, que nous comprenons peut-être mieux qu’ils ne comprennent les nôtres. Il est probable que plus nous insisterons sur les affaires d’Allemagne, sur la réorganisation de l’Europe et sur l’équilibre européen, et moins l’Angleterre nous entendra. L’équilibre européen n’intéresse sérieusement l’Angleterre qu’une fois environ par siècle, à l’heure même où il va être rompu sans retour. Quelle que soit la bonne volonté avec laquelle M. Lloyd George et ses collaborateurs écoutent notre gouvernement, leur pensée est ailleurs.
Pour conserver l’alliance franco-britannique, il faut entrer dans les idées anglaises et trouver le point où elles coïncident avec les nôtres comme nos intérêts avec ceux de l’Angleterre. Comment avons‑nous obtenu le principe (car on n’en est encore qu’au principe) du maintien des Turcs à Constantinople ? Par des arguments tirés de considérations très particulières et, en premier lieu, de la sécurité des possessions britanniques et de l’inconvénient d’exciter le monde musulman. C’est une méthode qui pourra réussir d’autres fois.
Si le Labour arrivait au pouvoir, les tendances qui s’observent aujourd’hui en Angleterre en seraient renforcées. Nous voyons en Australie un travaillisme qui est nationaliste et impérialiste. Le même phénomène se produirait en Grande-Bretagne. Si le pavillon britannique ne flottait pas sur les mers et n’y était respecté, si l’Égypte et l’Inde échappaient à l’Empire britannique, que deviendraient les masses ouvrières anglaises ? Elles n’auraient plus qu’à végéter et à périr. Un gouvernement travailliste conserverait une marine et défendrait les colonies. Il serait protectionniste au dedans, expansionniste au dehors. Il développerait probablement tous les symptômes que nous voyons s’accuser dans la politique anglaise.
À cet égard, avec notre point de vue européen, nous apparaissons aux Anglais comme des gêneurs. Nous pouvons devenir des avertisseurs et des collaborateurs. Il sera possible de démontrer, même à un gouvernement travailliste, que l’Angleterre a besoin de nous. Elle en a besoin pour maintenir la tranquillité et l’ordre jusque dans ses possessions lointaines. Elle se trompe si elle considère les problèmes de l’Europe comme résolus et négligeables. La sécurité de l’Occident répond de celle de l’Orient. Si la police du continent n’est pas sérieuse, l’Égypte et l’Inde seront en danger. Si nous ne surveillons pas le Rhin et le Danube, les Détroits et le canal de Suez appelleront un nouvel effort. L’Angleterre a éprouvé maintes fois que ce n’est pas sur la mer mais sur la terre que, même pour une puissance maritime, se gagnent les grandes parties. Or, en Occident, nous sommes seuls à monter la garde. Encore faut-il qu’on nous en laisse les moyens.
Cette démonstration n’est pas impossible. Elle a des chances de réussir chaque fois qu’elle sera bien faite. Autrement l’alliance franco-anglaise passera à l’état de souvenir et les batailles d’Artois et des Flandres iront rejoindre au musée la bataille de l’Alma.
L’Action française, 19 février 1920