Le triumvirat anglais et M. Lloyd George

Le régime parlementaire anglais subit, du fait de la guerre, de violentes secousses. Il se défend encore, c’est‑à‑dire qu’il défend ses usages, sa constitution, son être. Il vient de rendre impossible une combinaison Bonar Law parce que la majorité du Parlement n’a pas admis que le chef de la minorité unioniste fût chargé de former le ministère. Mais le triumvirat que paraît devoir diriger M. Lloyd George, avec M. Bonar Law et sir Edward Carson, sera-t-il beaucoup plus conforme aux vieilles règles du jeu ? Cette espèce de directoire de guerre est une révolution dans les annales de la vie politique anglaise. Et la nécessité qui s’est fait sentir d’un organe nouveau prouve que le système anglais était au‑dessous de sa réputation, puisqu’il a fallu en sortir et déroger à ses principes pour assurer le salut de la nation.

Carlyle écrivait déjà au milieu du siècle dernier : « La chose dont nous avons le plus besoin, n’est pas un Parlement élu avec toujours plus de perfection, mais quelque réalité de gouverneur souverain qui préside le Parlement. » Ce gouverneur souverain, ou, pour employer le vrai mot, ce dictateur, sera‑t‑il M. Lloyd George ? Singulier destin pour ce démocrate, pour l’homme public qui a commencé sa popularité par la guerre contre les lords et pour les droits absolus de la Chambre des Communes ! Une autre guerre est survenue et M. Lloyd George ne la mène pas avec moins de vigueur. Mais elle l’a conduit, avec l’appui de l’opinion publique, à exécuter un véritable coup d’État intérieur et civil contre M. Asquith, chef reconnu de la majorité parlementaire, investi de la confiance de cette majorité. C’est un étrange avatar dans la carrière de M. Lloyd George. Pour les institutions britanniques, c’est une crise sans précédent.

L’Angleterre avait eu à subir, jadis, l’épreuve d’une guerre continentale aussi redoutable que celle-ci. Elle en était sortie victorieuse sans toucher à l’arche de son régime parlementaire. De là est venue l’illusion que ce régime était lemeilleur de tous, le dernier mot de la sagesse politique. Mais le Parlement anglais, au temps de Pitt, était encore l’instrument d’une aristocratie. Pour cette raison, en dépit des tares et des faiblesses que lui ont trouvées, même à cette période de triomphe, des historiens comme Macaulay, le système anglais a pu faire bonne figure dans le monde et sortir de la lutte contre Napoléon revêtu d’un prestige nouveau. Le régime parlementaire démocratisé du vingtième siècle n’aura pas eu la même fortune. Il subit les critiques les plus âpres, comme celles que vient encore de lui adresser, dans une lettre retentissante, M. Frédéric Harrison. Il a dû renoncer déjà à quelques‑uns de ses principes, subir des métamorphoses parce qu’il s’est montré inférieur aux exigences de la situation. Où ces métamorphoses s’arrêteront-elles ? Qui peut répondre que le triumvirat d’aujourd’hui sera suffisant demain ?… M. Lloyd George disait l’an dernier, d’un mot peut‑être imprudent : « Cette guerre est une guerre de la démocratie. » Nous voyons aujourd’hui que la guerre agit sur la démocratie autant que la démocratie sur la guerre.

L’Action française, 7 décembre 1916