Richelieu et la monarchie absolue

Dans l’ordre chronologique, Richelieu devrait venir avant Cromwell. Mais nous sommes, sous le fameux cardinal, en présence d’un cas très particulier que les contemporains, se rendant fort bien compte des choses, ont appelé le « ministériat », c’est-à-dire le gouvernement presque absolu d’un premier ministre dont les actes recevaient la sanction du souverain.

Ce régime, la France l’a beaucoup admiré plus tard. Sur le moment ceux à qui il imposait une discipline sévère et nécessaire s’en sont plaints comme d’une abominable tyrannie. Mais reprenons le fil.

En assassinant Henri IV, le 14 mai 1610, Ravaillac avait cru faire œuvre pie. C’était la séquelle des guerres de religion. En vérité, la mort du Béarnais risquait de porter un coup terrible à la France, à peine remise des troubles de la Réforme et de la Ligue.

Tout le travail de consolidation que le grand prince avait entrepris n’était qu’ébauché et si l’Édit de Nantes, cette transaction, avait conjuré pour un temps le péril protestant, les grands féodaux n’attendaient qu’une occasion de reprendre au Roi de France tout ce dont les patients efforts des successeurs d’Hugues Capet les avaient privés au profit de la couronne.

Sully rapporte que dès le lendemain du crime de la rue de la Ferronnerie, on disait dans les couloirs du Louvre : « Le temps des rois est passé. Celui des princes et des grands est venu. » Le propos ne manque pas de vraisemblance.

Qu’allaient trouver devant eux, pour faire obstacle à leurs ambitions, ces turbulents qui s’appelaient Condé, Vendôme, Bouillon, Nevers, Mayenne, Soissons ? Une régente d’intelligence médiocre, un Roi de huit ans et demi, de vieux ministres appelés par dérision « les barbons », bref, un pouvoir faible que, de gré ou de force, ils espéraient plier à leurs desseins.

Peu s’en fallut qu’ils ne réussissent et que le royaume ne fût désolé de nouveau par les discordes qui l’avaient déchiré au siècle précédent. Heureusement, ils ne s’entendirent pas entre eux.

À l’insubordination des grands s’ajoutait le double péril des querelles religieuses rallumées et des ambitions démesurées de la Maison d’Autriche. Menacée à l’intérieur et à l’extérieur, l’unité de la nation française ne pouvait être sauvée que par une poigne de fer. Le génie de la France voulut que Louis XIII comprît qu’il n’aurait pas, seul, la force nécessaire et que, passant sur ses préférences, il s’en remît au cardinal de Richelieu qu’il n’aimait guère mais dont il avait mesuré l’énergie.

Le gouvernement de Richelieu fut une véritable dictature. Son originalité – et sa force – furent de s’appuyer presque exclusivement sur l’idée monarchique et nationale, au sens où on l’entend aujourd’hui et de tout subordonner à la grandeur du Roi, incarnation du pays. Tous les actes du cardinal obéirent à cette idée directrice.

Dramaturges et romanciers ont défiguré à plaisir Louis XIII et son ministre, donnant à l’un les traits d’un niais sournois et timoré, à l’autre ceux d’une sorte de maniaque cruel du despotisme. La vérité est différente. Certes, Louis XIII n’était pas un prince aussi brillant que son père et son fils. Mais il a prouvé qu’il possédait de solides vertus d’intelligence en ne ménageant pas son appui au ministre qui le servait si bien et en le protégeant contre une opposition qui liguait contre l’œuvre entreprise les deux reines, les princes, la noblesse et une bonne moitié du pays.

Cette tâche, Richelieu l’avait définie dès son élévation au pouvoir, comme il l’expose dans son Testament politique : « Lorsque Votre Majesté se résolut à me donner en même temps l’entrée de ses Conseils et grande part de sa confiance, je lui promis d’occuper toute mon industrie et toute l’autorité qu’il lui plaisait de me donner, pour ruiner le parti huguenot, rabaisser l’orgueil des grands et relever son nom dans les puissances étrangères au point où il devait être. »

Les deux premiers points étaient la condition du troisième et l’on peut dire qu’ils donnèrent au ministre infiniment plus de souci.

Aussitôt entré au Conseil, le cardinal y prit une place prépondérante. Depuis son premier et si court passage au pouvoir de novembre 1616 à avril 1617, il avait consacré six années à l’étude des problèmes diplomatiques et des moyens de mener à bien les réformes qu’il souhaitait d’entreprendre. Aussi, dès les premières séances auxquelles il assista, donna-t-il à ses interlocuteurs, et surtout à Louis XIII, une impression de clarté, de force, de maîtrise que celui-ci n’avait trouvée jusque-là chez aucun autre. Sa confiance en fut fixée pour longtemps.

Richelieu en avait besoin, car, dès le premier moment, il eut à lutter contre l’opposition sourde, tenace et féroce de tous ceux qui se sentaient menacés dans ce qu’ils croyaient être leurs privilèges et dans leurs fructueuses combinaisons.

À cette époque, la notion de patriotisme n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui. De grands personnages n’hésitaient pas à négocier avec les princes étrangers pour combattre tel ou tel dessein du gouvernement quand ils l’estimaient contraire à leurs intérêts. C’est contre eux que Richelieu porta ses premiers efforts.

Informé par le remarquable service de renseignements qu’il avait organisé en France et hors de France, le cardinal n’hésita jamais, quel que fût le rang du coupable, à sévir de façon exemplaire, ayant fait comprendre au Roi que ces pratiques réduisaient à néant tous les efforts poursuivis pour fortifier son autorité et pour agrandir le royaume.

Il ne montra pas plus de pitié pour les fauteurs de guerre civile, mais s’il châtia d’une main lourde, ce fut pour montrer qu’il y avait quelque chose de changé en France, et que la naissance ne permettait plus les jeux dangereux que ses prédécesseurs avaient tolérés jusque-là.

C’est ce qu’il ne faut pas oublier si l’on veut pénétrer le sens de sa politique intérieure et en justifier les moyens.

Ses plus célèbres « victimes » Chalais, Montmorency, Cinq-Mars, de Thou, furent de vulgaires traîtres. Parce que d’intrépides amazones et d’aimables cavalières étaient mêlées à leurs intrigues, il a flotté autour d’eux pendant longtemps un parfum romanesque et d’aventures. À la vérité, c’étaient des criminels d’État.

Leurs exécutions successives eurent pour principal et presque pour unique effet de prouver aux grands qui s’agitaient depuis la mort d’Henri IV, que le temps était venu d’obéir, sinon qu’il y allait de leur tête.

Ils en conçurent contre Richelieu une haine mortelle et jurèrent sa mort ; dix fois leurs conjurations furent près de réussir. Le cardinal n’échappa que par miracle. Mais c’était le mal connaître que d’espérer de l’effrayer. Sûr de l’appui de son maître, il continua de se montrer inflexible dans tout ce qui pouvait nuire à la souveraineté de son prince et à la sécurité de l’État.

Jusqu’à sa mort, il dut combattre. Mais il eut le dernier mot et la tête de Cinq-Mars fut, si l’on peut dire, comme le point final de cette longue lutte, qui opposait la grande noblesse à la couronne, lutte dont celle-là sortait vaincue pour longtemps. De nos jours, un grand seigneur a encore coutume de dire : « Ma famille avait deux châteaux. L’un a été détruit par Richelieu, l’autre par la Révolution. »

Parallèlement à la mise à la raison des grands, Richelieu poursuivit la ruine du parti huguenot qui ne tendait à rien de moins qu’à démembrer le royaume. Toute l’œuvre de consolidation monarchique et d’expansion française que s’était assignée l’évêque de Luçon risquait d’être anéantie par le développement de la faction protestante qui, sous couleur de rigorisme et de vertu, visait à renverser le vieil ordre catholique romain pour lui substituer des institutions individualistes à tendances antimonarchiques.

Richelieu pouvait d’autant moins le souffrir que toute sa politique tendait à renforcer la monarchie, et que la tranquillité du royaume était la condition des grandes affaires qu’il se proposait d’entreprendre. À quoi bon, en outre, réduire les grands si toute une partie de la population avait pu braver à loisir, derrière les remparts de villes fortes, les édits et les soldats du Roi ? Tout ce qui était fait, tout ce qui restait à faire pouvait se trouver compromis si les chefs du parti huguenot alliés avec l’Angleterre, ouvraient à ses escadres et à ses mercenaires l’accès des ports et du territoire national.

Engagé à l’extérieur dans une partie redoutable qui exigeait des prodiges d’adresse et de force, Richelieu ne pouvait tolérer cette menace constante d’un ennemi introduit et soutenu en France par des Français. De nécessité vitale, il lui fallait écraser les révoltés avant qu’ils n’eussent réussi dans leur rébellion.

Pour les gagner de vitesse, il déploya toutes les ressources de son génie et s’imposa une tâche incroyable. Comme, aujourd’hui, Mussolini, il assuma la conduite des principaux organismes de l’État. Aux affaires étrangères et au ministère de l’Intérieur, il ajouta la Guerre, les Finances, la Marine, et la fonction de général en chef.

On le vit, à la Rochelle, cuirassé et botté, l’épée au côté, tirer le canon, diriger les travaux d’investissement et la construction de la fameuse digue. Ni les hasards de la guerre, ni une santé chancelante n’abattirent son courage. Son inflexible volonté força le succès.

La prise de La Rochelle mit fin aux projets des protestants. Doublement criminels en tirant le canon contre les soldats du Roi et en appelant l’étranger, les chefs réformés ne pouvaient plus espérer qu’en la clémence. S’ils tentèrent, lors de leur première entrevue avec le cardinal, de présenter quelques exigences, ils baissèrent rapidement le ton. On leur fit grâce de la vie.

Matée à La Rochelle, l’insurrection reprit pourtant quelques mois plus tard dans le Midi. Richelieu, qui guerroyait en Italie avec le Roi, renvoya en hâte le souverain pour la réduire. La répression fut d’une vigueur touchant à la cruauté, car il fallait en finir. Le 28 juin 1629, le duc de Rohan pour les protestants et Richelieu au nom du Roi, signaient le traité d’Alès qui consommait la défaite du parti protestant français.

Vainqueur sur toute la ligne, le cardinal eut la sagesse et l’habileté de ne pas abuser de sa victoire. Au contraire, il obtint pour les vaincus des conditions que Louis XIII eût souhaitées plus dures. Mais Richelieu se souciait plus de rallier ses adversaires à la couronne par une paix aussi équitable que le permettaient les circonstances, que de leur fournir prétexte à des rancunes secrètes et durables. Il se contenta donc de leur enlever leurs places fortes, ce qui équivalait à les désarmer. La liberté de pratiquer la religion nouvelle fut reconnue et le roi s’engagea à ne faire aucune distinction entre ses sujets.

En somme, on revenait aux conditions de l’Édit de Nantes. Impitoyable dans la guerre, Richelieu s’était montré conciliant – plus par calcul politique que par goût – dès qu’elle avait cessé.

Deux ans et demi lui avaient suffi pour pacifier le royaume. Il était naturel qu’un pareil résultat assurât définitivement la confiance que le roi faisait à son ministre. Aussi la collaboration des deux hommes devint-elle de plus en plus étroite. Non que le premier s’en remît aveuglément au second. Grâce aux travaux de M. Louis Batiffol, nous savons maintenant que les initiatives royales furent nombreuses et qu’ils n’étaient pas toujours du même avis. Mais le roi ne refusa jamais de se rendre aux raisons de son ministre et le soutint toujours comme lors de la Journée des Dupes où Richelieu l’emporta sur la mère du roi, laquelle dut prendre le chemin de l’exil.

Débarrassé des protestants, délivré pour un temps des conspirations qui visaient ouvertement à l’expédier dans l’autre monde, Richelieu put enfin songer au troisième point de son programme, l’abaissement de la Maison d’Autriche.

Il s’y dévoua avec la passion qu’il apportait à tout ce qui intéressait la grandeur de son pays. Ayant réussi dix années durant, par de savantes manœuvres, à écarter la guerre, il dut enfin s’y résoudre. D’abord battu, puis victorieux, grâce à l’exacte appréciation qu’il avait faite des moyens nécessaires pour vaincre, il mourut non sans avoir eu à se défendre d’une dernière conjuration intérieure du genre de celles qui avaient usé plus de la moitié de sa vie. Du moins, il emportait dans la tombe la certitude que son œuvre lui survivrait.

En dix-huit ans de dictature appuyée sur l’autorité royale, Richelieu avait jeté les fondements de l’État moderne. Il savait que tout n’était pas fait, que tout n’avait pu l’être. Mais avec sa connaissance des choses, il pouvait mesurer au chemin parcouru, qu’il ouvrait à ses successeurs toutes les possibilités. Un personnel bien recruté et docile, des féodaux matés, un exemple laissé, des usages restaurés, un état d’esprit créé du haut en bas de l’échelle sociale, une administration enfin habituée à ne pas badiner avec le service public, allaient rendre possible l’épanouissement de cette grandeur française à laquelle il avait tout sacrifié. Tels furent, on s’accorde aujourd’hui à le reconnaître, les fruits de la dictature ministérielle de Richelieu.

Et après lui ? Il y avait encore un roi mineur, une régente. On essaya de continuer le système du cardinal français avec un cardinal d’origine italienne, tout simplement parce qu’il se trouvait là et qu’il était le plus intelligent des quatre conseillers désignés par Louis XIII. Anne d’Autriche eut une manière originale de s’assurer les services de Mazarin : elle l’épousa secrètement, chose qui semble aujourd’hui avérée et qui doit étonner d’autant moins que Mazarin, bien qu’il portât la pourpre romaine, n’était pas d’Église.

Étranger, ne possédant ni la dignité, ni le prestige de Richelieu, Mazarin fut encore moins bien supporté que son prédécesseur et devint franchement impopulaire. Tout ce que le grand cardinal avait refoulé tenta de prendre sa revanche. Ce fut la Fronde, essai de révolution du XVIIe siècle. L’œuvre politique que Richelieu avait laissée permit à l’habileté de Mazarin d’en venir à bout.

Néanmoins la chose était jugée. Les Français ne voulaient plus du « ministériat ». Et comme on avait failli, avec la Fronde, retomber dans l’anarchie, il ne restait qu’une ressource, le gouvernement direct du roi, la monarchie autoritaire.

C’est pourquoi le premier mot de Louis XIV devenu majeur fut le fameux : « L’État c’est moi. » La France l’acclama. En effet ce mot ne parut nullement despotique mais libérateur. L’État, ce ne serait plus un ministre, ni de grands seigneurs et leurs belles dames de la Fronde, ni les magistrats du Parlement, ni les financiers (d’où l’importance et la signification du procès de Fouquet). Le pouvoir serait exercé d’une manière indiscutable par son représentant légitime, l’héritier des rois de France.

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