Robespierre, l’Incorruptible

Lorsque la Révolution française de 1789 éclata, personne ne se doutait qu’on allait à la République : il n’y avait pas dix républicains en France, a dit l’historien Aulard. Lorsque la République fut proclamée, personne ne se doutait qu’on allait à la dictature. Le peuple français savait encore moins qu’en acclamant la liberté, il désirait l’égalité, que l’égalité est le contraire de la liberté, que l’une doit être sacrifiée à l’autre et que, par conséquent, il faut un pouvoir fort pour briser les inégalités sociales. Sans en avoir conscience, la France aspirait à l’autorité.

La République « une et indivisible » avait fini par être proclamée, et les pouvoirs concentrés, beaucoup plus que dans la Convention, entre les mains de deux Comités, l’un, dont le rôle reste obscur et souterrain jusqu’au 9 thermidor qu’il provoqua, le Comité de Sûreté Générale ; l’autre, le Comité de Salut Public. Dans ce dernier, trois personnages sont « les hommes de la haute main » : un garçon de vingt-six ans, beau et vaniteux, orateur souvent éblouissant, Saint-Just, – un infirme qu’on traîne en petite voiture, cruel comme le fut Marat, et parfois aussi pénétrant que lui, Couthon, – et enfin Robespierre.

C’est à Robespierre qu’aboutit la Révolution, pendant quelques mois qui finissent par se compter en années. Les autres hommes, un Danton, un Mirabeau, n’ont fait que passer. Jamais ils n’ont eu entre les mains le pouvoir total. D’autre part, ils sont discrédités par leur vie privée, et surtout par leurs affaires d’argent que les contemporains ont parfaitement connues. Il est impossible, aujourd’hui, de croire à l’intégrité de Danton, et le scandale de la Compagnie des Indes, où sombrèrent ses hommes de paille et ses amis, est resté sur sa mémoire. Aucun scandale n’a jamais éclaboussé Robespierre. C’est pourquoi, les autres étant corrompus, on l’appelait l’Incorruptible.

Maximilien de Robespierre avait trente et un ans à la Révolution, étant né le 6 mai 1758 à Arras. Il y suivit les cours du collège, fut remarqué par l’évêque, termina ses études à Louis-le-Grand. En 1781, licencié, avocat, il revint à Arras, où il mena une existence rangée et paisible, composant des vers galants et plaidant de temps à autre. Aucune vie ne semble avoir été plus banale.

Bientôt membre de l’Académie d’Arras, Robespierre y apprit ce qu’on apprenait alors dans les académies de province : la révolution idéologique. En 1789, il est élu à la Constituante, et, comme tout le monde, il est royaliste.

Cependant, il est pénétré des doctrines de Rousseau, et, peu à peu, comprend l’importance des événements qui se produisent autour de lui. Il demande la destitution du Roi après la fuite à Varennes. Sous la Législative, il est devenu républicain. Sous la Convention, il sera montagnard, suivant ainsi d’un pas lent et sûr le progrès de la Révolution, sans jamais être en retard sur elle, mais sans jamais la précéder non plus. Le 16 avril 1790, il est devenu président du Club des Jacobins. Jusqu’à la fin, il restera le Jacobin modèle.

Ce qui rend si difficile de comprendre cet homme, c’est qu’il semble tout d’abord si peu humain. Pendant longtemps, il a gêné les apologistes les plus passionnés de la Révolution. Au moins Danton avec ses passions et ses vices était-il un vivant. Robespierre est incorruptible, assurément, mais de l’incorruptibilité du minéral, du diamant. Il semble échapper aux lois de la commune humanité.

C’est l’homme du club des Jacobins, Michelet l’a dit le premier. C’est l’incarnation d’une idée abstraite. Rien ne compte pour lui, hors l’idée de la Révolution à laquelle il s’est dévoué corps et âme, et pour laquelle, somme toute, il mourra. Pour elle il sera habile, mais il sera aussi maladroit ; il sera révolutionnaire, mais il saura aussi se faire conservateur ; il sera pur, mais il saura, avec mépris, céder aux compromissions nécessaires. Il est le prêtre d’une divinité inconnue, qui semble parfois ne s’être révélée qu’à lui.

On dit bien d’une divinité inconnue, car la conception de la Révolution que prétend servir Robespierre n’est pas toujours claire, étant très complexe. Comme les autres, Robespierre avait vanté le progrès, chanté la Raison, attaqué l’Église. Cependant, lorsque la campagne hébertiste se fut développée, lorsque les prêtres assermentés eux-mêmes ne furent plus exempts des persécutions infligées aux autres, Robespierre modéra le mouvement. Ce disciple de Rousseau, cet admirateur du Vicaire Savoyard, était assurément sincère : mais surtout, il comprenait combien une religion incorporée à l’État, garantissant ses lois et le comportement des individus, pouvait avoir d’intérêt. Le scandale de la Compagnie des Indes, qui éclata à ce moment et révéla l’étendue de la corruption parlementaire, lui permit d’abattre à la fois les Indulgents et les Enragés, Danton et Hébert. Immédiatement après, Robespierre prononça un discours sur les rapports des idées morales et des principes républicains. Sans plus tarder, la Convention reconnut l’existence « de l’Être Suprême », et l’on célébra une grande fête en l’honneur du Père de l’Univers. Ce fut l’apogée de Robespierre. Ici on touche du doigt la complexité de ses idées religieuses et politiques. Il ne faut pas oublier que cet homme qui fut le protagoniste de la Terreur était soutenu néanmoins par la droite de l’Assemblée, et même, quoique secrètement, par les catholiques. Car on pressentait que Robespierre était destiné à rétablir l’ordre dans la société. S’il avait survécu, le Concordat aurait été signé par lui et non par Bonaparte.

Il en fut de même pour le reste. Un fort courant communiste était représenté à l’Assemblée par Jacques Roux : après la disparition de Jacques Roux, craignant d’être dépassés par la surenchère, Hébert et Chaumette reprirent son programme et attaquèrent violemment la Convention qu’ils accusaient de réduire le peuple à la famine et de protéger les agioteurs. Au Comité de Salut Public, deux hébertistes, Collot d’Herbois et Billaud-Varennes, représentèrent bientôt les doctrines extrémistes. Banqueroute partielle, taxation des blés, loi sur l’accaparement, loi sur le maximum, levée en masse, réquisition des travailleurs, furent les principales mesures qui constituèrent l’essentiel de la Révolution sociale et économique.

Toutes ces mesures, promulguées sous l’inspiration des Enragés, Robespierre les accepta, les fit siennes, bien qu’il semble que ce ne fût parfois qu’à contrecœur. S’il avait échappé à la chute, qu’eût-il fait ? C’est un des jeux de cette science d’hypothèses historiques qu’on a nommée l’uchronie. Il est permis de penser que, conservant l’essentiel d’Hébert et de Roux, Robespierre aurait sans doute admis des accommodements, une politique moins intransigeante, de même que Lénine, après la période de communisme intégral, instaura la N. E. P.

Il eut contre lui son incorruptibilité et sa maladresse et aussi la lassitude générale. Il semblait avoir à cœur de justifier les hyperboles de la propagande qui le représentaient comme un tigre altéré de sang. La grande Terreur, qui envoyait chaque jour à la guillotine des fournées d’innocents, soulevait de dégoût le peuple de Paris. Robespierre n’y comprenait rien, et, sincèrement, pensait qu’il arrêterait la Terreur lorsque la Révolution serait nettoyée de ses éléments impurs.

Le 26 juillet 1794, il prononça à la Convention un discours qui fit un effet considérable. Il y parlait d’épurer le Comité de Sûreté Générale, le Comité de Salut Public, l’Assemblée. Il demandait la création d’un nouveau système de finances, attaquait Billaud-Varennes et les mesures communistes. Tous ceux qu’il menaçait furent terrifiés. Sourdement ils répandirent le bruit qu’il voulait le pouvoir absolu. Comme à la fête de l’Être suprême, il avait marché devant la Convention, on l’accusa de ressusciter l’ordre des cortèges royaux.

Le Comité de Sûreté Générale, compromis depuis l’affaire de la Compagnie des Indes, mena la lutte. Tallien et Fouché négocièrent avec la Plaine. Le 27 juillet, 9 thermidor suivant le calendrier révolutionnaire, Robespierre tombait sous l’accusation de dictature, et il était guillotiné le lendemain.

Avec lui se terminait le premier essai de dictature révolutionnaire qu’ait connu la France. À l’étranger, on ne s’y était pas trompé : on disait la flotte de Robespierre, les armées de Robespierre. Il apparaissait comme l’incarnation révolutionnaire de son pays, le chef né de l’émeute.

Il l’était bien en effet. Mais son cas est significatif parce qu’il nous montre un homme parfaitement identifié avec la Révolution, et cependant obligé, par l’insurmontable nature des choses, de composer avec la réalité, ce qui lui fait une figure assez singulière de théoricien abstrait et parfois d’homme d’État. Sans Robespierre, Napoléon Bonaparte n’eût peut-être pas été possible.

Les Dictateurs, 1935.