Un grand capitaine d’autrefois disait : « Pour faire la guerre, trois choses sont nécessaires : 1°de l’argent ; 2° de l’argent ; 3° de l’argent. »
Mais ce qui est vrai de la guerre l’est de beaucoup d’autres choses. C’est même vrai, et peut-être est-ce surtout vrai, du socialisme et du communisme. Ne voyons-nous pas, en effet, les Soviets frapper à toutes les portes pour trouver des crédits ? Ceux-là même qui prétendent abolir le capital ne peuvent s’en passer.
Chose que Karl Marx semble avoir comprise et prévue. Car enfin, à quand remettait-il l’avènement de la Cité future ? Au moment où, par le jeu de la « concentration capitaliste », toutes les richesses seraient dans un petit nombre de mains.
Karl Marx s’est d’ailleurs lourdement trompé et son « processus » ne se déroule pas du tout comme il l’avait annoncé, la Société capitaliste la plus développée qui existe, celle des États-Unis, montrant au contraire une diffusion croissante de la fortune, au point que les ouvriers deviennent, dans une proportion déjà sensible, actionnaires des entreprises où ils sont occupés.
Quoi qu’il en soit, Karl Marx avait remis l’instauration du régime socialiste à un moment où il y aurait une grande accumulation de richesses à consommer. C’est l’idée que traduisait sous une autre forme un socialiste français devant qui l’on disait, pendant la guerre, que tout cela finirait par une révolution :
— À quoi bon, répondait-il, puisque l’on sera ruiné ?
Le fait est que les gouvernements socialistes ou socialisants, en s’essayant, depuis 1918, dans divers pays lourdement endettés et soumis au cours forcé, n’ont réussi qu’à amener une terrible débâcle monétaire. D’où il suit que le socialisme ne peut, avec quelque impunité, prendre le pouvoir que dans des temps de grande prospérité parce qu’alors il a à manger plus d’économies.
Moins prudent que Karl Marx, Lénine a voulu appliquer le système communiste dans un pays encore arriéré, ou du moins peu développé. Il y a gagné de ne rencontrer dans la population russe qu’une faible résistance. Mais, d’autre part, il n’a trouvé aussi que de très faibles ressources. Et quand elles ont été consommées, ce qui n’a pas demandé beaucoup de temps, les Soviets ont été obligés de mendier des crédits.
Il est aisé de médire du capital. On peut, à loisir, l’appeler « odieux ». La difficulté est de le remplacer et de ne pas avoir besoin de lui.
Qu’il soit indispensable, c’est sa justification pratique et aussi morale. Qu’est-ce, en effet, que le capital ? C’est de l’épargne. Et que représente l’épargne ? Un effort, un sacrifice, une privation. Le premier capitaliste a été le chasseur des âges primitifs qui, au lieu de dévorer toute sa venaison, en a fumé ou salé une partie, pour mettre sa famille à l’abri de la faim. Au commencement de l’épargne, il y a renoncement à un plaisir immédiat. Le bourgeois d’aujourd’hui descend d’un prolétaire qui a eu la vertu de ne pas tout manger, de ne pas tout boire et de « mettre de côté » sur sa paye. Le bourgeois qui conserve sa fortune est celui qui possède assez d’empire sur lui-même pour ne pas dépenser tout son revenu.
Car, et c’est ce qu’on ne sait pas ou ce qu’on sait mal, le capital est comme toute chose en ce monde : il se dégrade, il s’use par l’effet du temps. Pour qu’il dure, il faut qu’il soit à tout instant reconstitué. Un immeuble a sans cesse besoin de réparations et d’entretien. On calcule même qu’une maison de solidité moyenne n’a pas plus de cent ans d’existence : trois générations.
Mais les valeurs mobilières n’échappent pas à cette loi. Le titre qui passe de main en main, qui a l’air d’une richesse idéale, représente, lui aussi, en dernière analyse, des pierres, du bois, des matières qui sont condamnées à s’user et à dépérir et qu’il faut incessamment renouveler. La valeur mobilière vieillit comme le reste. Elle est même destinée à mourir si l’on ne remet pas de l’argent pour entretenir l’entreprise. Et cela, sans compter la mine qui s’épuise, le trafic qui se détourne d’une voie ferrée ou d’un canal, l’invention qui en tue une autre. Que sont devenues tant de Sociétés d’autrefois ? Qu’est devenue la célèbre Compagnie des Indes ?
On a démontré depuis longtemps qu’un sou placé à intérêts composés depuis l’an premier de notre ère formerait une masse d’or plus grosse que notre globe. Et la capitalisation indéfinie est une chimère parce qu’en vingt siècles un capital est détruit plus de vingt fois.
Corollairement, ce qui honore et justifie le capital, c’est le risque. A-t-on jamais fait le compte des affaires qui ne réussissent pas, où le fonds social est englouti ? Un actionnaire de charbonnages que l’on félicitait d’avoir depuis longtemps en portefeuille des titres de quelques-unes de nos plus belles houillères, répondait :
— Cela compense tout l’argent que les miens ont mis dans des recherches et des prospections qui n’ont donné aucun résultat.
Le capitalisme consiste d’abord à épargner, c’est-à-dire à s’imposer une règle de vie et des restrictions, puis à exposer le fruit de ces économies à des hasards, à des possibilités de perte, à des certitudes d’usure lente. Et il n’y aurait ni civilisation ni progrès s’il ne se trouvait des hommes pour continuer et recommencer sans découragement ce travail de fourmi et si tout le monde faisait comme cette spirituelle cigale qui disait un jour devant nous :
— Quand on pense qu’il y a des gens qui sont assez fous pour échanger mille francs contre une petite rente aléatoire. Ils ne savent donc pas toutes les bonnes choses qu’on peut s’offrir tout de suite avec mille francs ?
Le Capital, 7 octobre 1927.