En relisant ce livre de Proudhon, vieux de trois quarts de siècle, on peut apprendre bien des choses.
Il est curieux de relire aujourd’hui le Manuel du spéculateur à la Bourse que Proudhon, le socialiste Proudhon, écrivait au début du Second Empire. Livre amusant, parce que, comme nous le dirons tout à l’heure, il permet de mesurer, sur certains points, le chemin parcouru depuis trois quarts de siècle et aussi parce qu’il est rempli de contradictions comme tous ceux de ce révolutionnaire qui avait un fond très solide de bon sens paysan et conservateur.
Proudhon disait à peu près de la spéculation, comme Ésope de la langue, qu’elle était la meilleure et la pire des choses. « La spéculation, écrivait-il, n’est que la conception intellectuelle des différents procédés par lesquels le travail, le crédit, le transport, l’échange peuvent intervenir dans la production. C’est elle qui recherche et découvre pour ainsi dire les gisements de la richesse, qui invente les moyens les plus économiques de se la procurer, qui la multiplie soit par des façons nouvelles, soit par des combinaisons de crédit, de transport, de circulation, d’échange, soit par la création de nouveaux besoins, soit même par la dissémination et le déplacement incessant des fortunes. »
Il en faisait encore un éloge vibrant lorsqu’il la représentait comme une sorte de génie de la liberté, de Satan répétant son refus d’obéissance. Il devenait lyrique dans son admiration pour ce Lucifer. « Par la nature même des choses, écrivait-il encore, la spéculation est ce qu’il y a de plus spontané, de plus incoercible, de plus réfractaire à l’appropriation et au privilège, de plus indomptable au pouvoir, en un mot de plus libre. Infinie dans ses moyens comme le temps et l’espace, offrant à tous ses trésors et ses mirages, monde transcendant que l’Ordonnateur souverain a livré aux investigations des mortels, tradidit disputationibus eorum, plus d’une fois le pouvoir, sous prétexte de moralité publique, a essayé d’étendre sur elle sa main réglementaire, et toujours elle l’a convaincu d’ineptie et d’impuissance… Elle échappe à toutes les constitutions gouvernementales et policières. Entreprendre de placer, sur ce dernier et infaillible truchement, un abat-jour, ce serait vouloir gouverner dans les ténèbres d’Égypte, ténèbres si épaisses, au dire des rabbins, qu’elles éteignaient les lanternes et les bougies. »
Ainsi la spéculation exprime l’opinion, que l’on a appelée la reine du monde. Ainsi elle peut servir de guide et de correctif à ceux qui prétendent conduire les peuples. Proudhon affirme qu’elle avait condamné le Directoire et promu Bonaparte au Consulat en saluant par la hausse le 18 Brumaire, tandis que plus tard, en 1814, de son pouce tourné vers la terre, elle avait achevé Napoléon lorsqu’il tenait encore tête, dans les plaines de Champagne, à la coalition victorieuse…
Il y a là de l’exagération, une exagération évidente. La spéculation, juge les événements plus qu’elle ne les dirige. Il arrive pourtant qu’elle contribue à les modifier. Car étant essentiellement une opération de l’esprit qui consiste à prévoir et à anticiper, elle donne d’avance l’image de ce qui se passera si son avertissement n’est pas entendu.
C’est ce qui s’est produit au mois de juillet 1926, pendant ces journées noires dont revient l’anniversaire. Confiance, méfiance, ne sont que des figures de la spéculation. La livre à 248 signifiait qu’on craignait de la voir à 496 puis à 2 480. Le ministère Herriot n’a pas succombé devant un « mur d’argent » mais par la simple appréhension immédiatement traduite par une avalanche de ventes sur le franc et sur les valeurs françaises.
Chose que Proudhon savait fort bien, plus on prétend interdire la spéculation et plus sa force est irrésistible. C’est s’asseoir sur le couvercle de la chaudière. Pacifique et conservatrice, il le disait lui-même, la spéculation n’absout ni les pouvoirs belliqueux ni les pouvoirs révolutionnaires.
Proudhon restait cependant l’apôtre de la révolution. Il avait même cru, un peu naïvement, qu’elle viendrait par les excès et les abus de la Bourse, celle des valeurs comme celle des blés. À la fin de sa vie, il était revenu de son erreur. Et comme on lui demandait à quel signe la révolution sociale se reconnaîtrait, il répondait par ce mot prophétique : « Lorsque le paysan gardera sa récolte le fusil à la main, alors vous pourrez dire que la révolution sociale est arrivée. » C’est justement ce que l’on voit dans la Russie soviétique.
C’est aussi ce que Proudhon avait indiqué ailleurs par ces mots singulièrement actuels : le rôle de la Bourse est de rendre « la non-confiance possible ».
Proudhon, lorsqu’il mourut, croyait-il encore à l’antagonisme, qu’il avait déclaré fatal, du capital et du travail ? Selon la doctrine, qui est restée celle de l’école socialiste, il définissait le capital du « travail accumulé », c’est-à-dire un prélèvement inique sur le labeur des prolétaires. On se rend compte aujourd’hui, justement parce que le capital a failli s’engloutir, qu’il est de l’épargne, en d’autres termes, une victoire remportée par l’homme sur lui-même et sur ses instincts de jouissance immédiate. Le capital représente des privations, des renoncements, en somme, de la vertu. À l’origine des fortunes, les plus grandes comme les plus modestes, il y a un effort moral. Quelqu’un que je connais a coutume de dire brutalement : « Est capitaliste celui qui met de côté ce que les autres mettent dans le trou qu’ils ont sous le nez. »
Et nous nous apercevons mieux aussi (il suffit de comparer le niveau de la vie aux États-Unis au niveau de la vie en Russie soviétique) que le développement du confort et la diffusion du bien-être tiennent au développement même du capitalisme. Le dernier mot du progrès social, c’est l’assurance universelle contre la maladie, la vieillesse, les accidents, le chômage. L’assurance se traduit par la rente. Et comment y aurait-il rente, s’il n’y avait pas capital ?
Ces réflexions paraissent assez loin de Proudhon. Elles sortent naturellement de son œuvre et aussi de ses polémiques avec Karl Marx, en qui il avait flairé un ennemi.
Mais, on ne saurait rouvrir ce vieux Manuel du Spéculateur à la Bourse sans y faire d’autres remarques. Que reste-t-il des valeurs qu’il énumère et qu’on négociait, au commencement du règne de Napoléon III, sur le marché de Paris ? Combien ont disparu, mortes par accident ou par cette lente usure qui, tôt ou tard, dégrade toute chose ? C’est une des justifications morales du capital que cette nécessité où il est de se renouveler sans cesse pour ne pas périr.
En relisant Proudhon, on s’aperçoit d’autre chose encore. Il écrivait, de son temps : « Où commence la richesse ? Pour l’artisan et le domestique, ce serait mille livres de rente ; pour la moyenne bourgeoisie, le million, le saint et sacré million ! » Voilà des chiffres qui nous font sourire. Il faudrait au moins les multiplier par cinq puisqu’on fabrique aujourd’hui un « millionnaire » avec deux cent mille francs d’autrefois et puisque les patrimoines anciens sont, pour la plupart, à reconstituer. Il est beau d’entendre invectiver contre la « richesse acquise » lorsqu’on vient de la voir si décevante et si fragile !
Le Capital, 19 juillet 1928.