Non seulement nous éviterons des erreurs de jugements, fâcheuses parce qu’elles peuvent, chez nous, influencer, troubler les dispositions de l’opinion publique à l’égard des tiers, mais encore nous nous élèverons aux sommets d’une justice supérieure en comprenant les devoirs qui s’imposent aux autres tandis que la France fait le sien. Que veut dire le grand mot de M. Salandra, tant répété depuis six mois ? Il veut dire que l’ « égoïsme », appliqué à des millions et des millions d’hommes nés et à naître, est une obligation « sacrée » pour les conducteurs de peuples. La politique doit se pénétrer de cette vérité, agir et surtout n’espérer que conformément à ce principe. N’est‑ce pas en vertu de cette évidence reconnue que la Triple-Entente s’est résolue à frapper en Orient un coup destiné à rompre des hésitations légitimes autant qu’à châtier les Jeunes-Turcs et à en finir avec le protectorat allemand de Constantinople ? Le plan donnera, au point de vue diplomatique, ce qu’il donnera. Il s’imposait d’en tenter l’exécution qui a mis, déjà, plus d’un neutre en mouvement, accordé les sympathies avec les aspirations nationales.
Nos Alliés les Anglais ont la plus vive intuition de ces choses. Un article du Times, qui n’est vieux que de trois jours, définit avec clarté ce que le grand journal de là-bas appelle « les raisons pratiques » de l’intervention anglaise. C’est une page si nette, une démonstration de politique appliquée si probante qu’il convient de la reproduire dans ses parties essentielles. Magistralement, le Times explique aux Allemands combien leur psychologie des réactions probables de la Grande-Bretagne a été courte et grossière et combien ils ont été imprudents en faisant jouer à la fois les deux ressorts de l’honneur et de l’intérêt britanniques. Il fait sentir à Guillaume II et à M. Bethmann‑Hollweg qu’ils ont été « trop Allemands » en s’imaginant à la fois que l’Angleterre, indifférente au parjure, ne tiendrait pas ses engagements envers la neutralité belge et que, insensible au péril qui la menaçait directement, elle laisserait l’Allemagne écraser également ses partenaires de la Triple‑Entente :
Il y a encore, semble‑t‑il, écrit le Times, des Anglais qui n’ont pas exactement compris toutes les raisons pour lesquelles il a fallu que l’Angleterre fît la guerre. Ils savent que la violation du territoire belge par les Allemands a fait déborder la coupe, mais ils n’ont pas réfléchi que notre honneur et notre intérêt auraient pu nous forcer à nous joindre à la France et à la Russie, même si les Allemands avaient scrupuleusement respecté les droits des petites nations voisines, et étaient entrés en France du côté de l’Est. Le chancelier allemand a insisté là-dessus à plusieurs reprises, croyant sans doute établir ainsi un argument contre nous, ce qui prouve une fois de plus comme il a mal compris notre attitude et notre caractère.
L’invasion de la Belgique et les crimes qui ont suivi, nous ont, en vérité, vivement émus. Comme l’Allemagne, nous avions juré de maintenir la neutralité de la Belgique. Mais, contrairement à l’Allemagne, nous avons mis notre honneur à tenir notre serment.
Cependant, nous savons très bien qu’en le faisant, notre pur intérêt se trouve du même côté que l’honneur, la pitié et la justice. Pourquoi avons-nous garanti la neutralité de la Belgique ? Pour une raison impérieuse d’intérêt national, pour la raison qui nous a toujours fait opposer à l’établissement d’une grande puissance sur le territoire qui fait face à notre côte Est, et qui nous a fait défendre les Pays‑Bas contre la France des Bourbons et de Napoléon.
Nous tenons notre parole quand nous l’avons donnée, mais nous ne la donnons pas sans de sérieuses raisons pratiques, et nous ne nous posons pas en Don Quichotte international, toujours prêts à venger des injustices qui ne nous toucheraient pas.
M. de Bethmann‑Hollweg a bien raison. Même si l’Allemagne n’avait pas envahi la Belgique, l’intérêt et l’honneur nous auraient fait nous joindre à la France. Nous avions, il est vrai, refusé de lui donner ou de donner à la Russie un gage certain jusqu’au dernier moment, mais nous avions cependant laissé comprendre à ces deux nations que si elles étaient injustement attaquées, elles pouvaient compter sur notre aide. Ce fut là le pivot de la politique européenne suivie par les trois pays. Cela (l’Allemagne elle‑même l’a reconnu) a contribué à maintenir la paix pendant plusieurs années. L’Angleterre, comme les deux autres nations, en a tiré des avantages.
Elle aurait à jamais entaché son honneur si, après avoir agi ainsi en temps de paix, vis-à-vis d’elles, et leur avoir fait espérer qu’elle les aiderait dans une juste querelle, elle les avait abandonnées à l’heure du danger. C’était ce que M. de Bethmann-Hollweg nous pressait de faire. Il comprit que si nous eussions obéi à ses suggestions et commis cet acte de félonie, sous le prétexte que nous n’avions jamais donné une promesse formelle, nous perdions pour jamais leur amitié. Nous mettre dans cette infamante position d’isolement a été longtemps le rêve de la Wilhelmstrasse. Cela aurait servi les plans de l’omnipotence de l’Allemagne, dont la destruction et l’humiliation de l’Angleterre est l’indispensable préliminaire. Mais, là encore, comme dans le cas de la Belgique, « la politique de l’honneur est la meilleure ». Nous nous sommes joints à la Triple-Entente, parce que nous avons compris ‑ tard, il est vrai ‑ que le temps du splendide isolement était fini. Nous en sommes revenus à notre politique traditionnelle de la balance des puissances, et cela pour les raisons qui l’avaient fait adopter par nos ancêtres, c’est-à-dire, en premier lieu, pour conserver la paix européenne, mais cela seulement, parce que maintenir la paix européenne était l’unique moyen de la maintenir chez nous…
Dans cette guerre, l’Angleterre se bat pour les mêmes raisons qui la faisaient combattre Philippe II, Louis XIV et Napoléon. Elle combat pour la cause des opprimés, la Belgique et la Serbie, et se réjouit d’être à leurs côtés contre les tyrans. Elle aide ses alliés, France et Russie, dans la défense de leur territoire contre l’envahisseur, et elle est fière de verser son sang et de dépenser son or pour une cause si sacrée. Mais elle ne combat pas avant tout pour la Belgique, la Russie et la France, qui ont cependant une grande place dans ses pensées et dans son cœur ; mais la seconde seulement, la première appartenant, et c’est justice, à elle‑même.
C’est pour l’Angleterre que ses fils se battent et meurent en Picardie, en Artois, dans la mer du Nord, et du Pacifique aux Dardanelles. Nos soldats défendent leurs foyers en France ou en Turquie, tout comme si les troupes ou les flottes allemandes étaient à Norfolk ou à Harwich. Si nos ennemis avaient écrasé nos alliés, notre mort aurait suivi de peu.
Cette synthèse de l’intérêt national et de l’honneur national caractérise très hautement la politique des grandes nations civilisées qui sont en guerre contre l’Allemagne. Mais ces conceptions sont de celles auxquelles la Germanie ne sait pas s’élever. Ses hommes politiques se font blâmer comme à plaisir pour leurs théories grossières et brutales des « chiffons de papier ». À cette maladresse essentielle ils ajoutent celle‑ci qu’ils ne comprennent pas les mobiles par lesquels se déterminent les autres peuples.
Honneur et intérêt : ces deux éléments associés possèdent une force irrésistible. L’Allemagne a dû le découvrir lorsque l’Angleterre lui a déclaré la guerre. Chaque fois que la combinaison s’en retrouvera chez quelque nation encore neutre, attendons-nous a voir se produire les mêmes effets.
L’Action française, 13 mars 1915.