Intelligentsia et Universités

La révolution russe est née dans les Universités. L’étudiante, l’étudiant étaient, comme on disait alors, nihilistes. Et le gouvernement tsariste avait beau faire, il avait beau proscrire les livres, caviarder les journaux, envoyer en Sibérie les imprimeurs de presse clandestine, les idées subversives faisaient leur chemin. Lorsqu’une bombe était lancée, il était rare qu’on ne trouvât pas dans le complot une jeune intellectuelle, fille d’un général et noble. Mais aujourd’hui ?

Aujourd’hui, on découvre encore des organisations secrètes d’étudiants dans les Universités soviétiques. Les conjurés sont des fils d’ouvriers, de commissaires du peuple, de fonctionnaires rouges, les seuls qui soient admis à l’enseignement supérieur, les enfants de bourgeois étant privés de science. Et ces adolescents se livrent à la critique du bolchevisme comme les générations précédentes se livraient à la critique du tsarisme. Pourquoi ? Parce qu’ils ont compris qu’on leur cachait quelque chose et qu’on les obligeait à penser d’une certaine façon. C’est presque toujours par contradiction que la jeunesse adopte des idées.

Alors l’intelligentsia russe commence à se retourner contre le communisme. Et la Pravda s’en désole. Les vieux de la Révolution ne comprennent plus. Pour eux, c’est le monde renversé. C’est au contraire le monde naturel. C’est le monde comme il va. Le Quartier latin, à Paris, était républicain sous le second Empire. Les élèves de l’École polytechnique avaient fait le coup de feu sur les barricades de 1830. Nous sommes bien loin de là… On s’est demandé souvent comment finirait et comment pourrirait le bolchevisme. Ce sera peut-être par la tête, comme le poisson, selon le proverbe qui a cours en Russie.

Quelles sont donc les lectures subversives qui passionnent, d’après les révélations indignées et attristées de la Pravda, les élèves du Polytechnicum de Tver et de celui de Viatka ? Fatigués de la vérité dogmatique qu’a révélée Karl Marx, pris de doutes sur le Coran de ce prophète, les étudiants se sont mis à penser que le monde des idées n’était pas enfermé dans un livre. Ils aiment les philosophies, les systèmes. Il y a d’autres systèmes que le marxisme. Ils ont voulu connaître le capitalisme qu’on leur cachait ou dont on ne leur présentait que la caricature. Ils ont voulu savoir. Damnable curiosité qui désole la Pravda.

Science, c’est comparaison. Les intellectuels russes comparent l’état de leurs pays à l’état de pays qui ne sont pas en régime communiste. Et quel est l’exemple qui les frappe ? L’antithèse des États-Unis où, dans l’épanouissement du régime capitaliste, dans la négation et la réfutation vivante de Karl Marx, le niveau de la vie est plus élevé que partout ailleurs, – ailleurs où des doses plus ou moins fortes de socialisme ont été introduites dans les lois. Il paraît qu’un des livres qui font le plus de ravages dans l’intelligentsia, c’est celui du président Hoover sur le rôle de l’initiative individuelle dans le développement des États-Unis. « Ce livre n’étant pas autorisé par la censure, on a ouvert une enquête pour découvrir comment il a pu pénétrer en Russie. » Les bolcheviks s’aperçoivent à leur tour qu’il n’est frontières si bien gardées que ne traverse l’esprit du siècle et ils avaient eu le tort de croire qu’ils possédaient le monopole de cet esprit.

La Liberté, 23 octobre 1929.