Le bolchevisme assagi

On s’est abusé bien des fois sur la Russie, et pour ainsi dire depuis toujours, mais surtout depuis que Lénine a pris le pouvoir. Il serait donc imprudent de se fier aux signes de modération et de sagesse que paraît donner le gouvernement bolchevique. Abdul-Hamid et l’Impératrice de Chine excellaient également dans l’art de promettre des réformes quand ils avaient besoin des bonnes grâces de l’Europe. La meilleure chance qu’on ait de ne pas se tromper trop lourdement sur les affaires russes c’est de les juger à l’étalon de la Chine et de l’Orient.

Lénine désire la paix. Il l’offre à tous ses voisins à la ronde, et c’est bien naturel puisqu’il est vainqueur. Il s’est aperçu aussi qu’un système qui produit surtout le typhus ne mène pas à autre chose qu’à la fin du monde. C’est pourquoi, après la dictature militaire, il instaure la dictature du travail, condamnant ainsi, avec une logique rigoureuse, l’anarchie digne fille du libéralisme son père. Que Caliban devienne homme de gouvernement, c’est l’usage et ce qui est à l’actif du régime bolchevique, c’est qu’il dure depuis plus de deux ans déjà. Mais l’évolution et l’adaptation du monstre, même si elles se poursuivaient, voudraient-elles dire que l’Europe serait au bout de ses peines avec la Russie ?

Formons une hypothèse. Le bolchevisme est un gouvernement comme un autre. Le commerce et l’agriculture recommencent à prospérer. L’ordre se rétablit dans les finances. La reprise des relations économiques avec l’Occident a produit les bons effets qu’en attend M. Lloyd George, et des ambassadeurs russes fort convenables, peut-être même des princes, qui s’abstiennent de toute propagande, sont admis à Paris, à Londres, à Rome et ailleurs. En d’autres termes, la Russie a repris sa place parmi les nations. Que va-t-il se passer ?

Ceci que la Russie comptera de nouveau comme élément de la politique internationale. Elle aura d’ailleurs le grand moyen qui permet de parler et d’agir, c’est-à-dire une armée que commanderont des Broussilof, un Polivanof étant, comme sous le tsar, ministre de la Guerre. Alors, est-ce que cette Russie ne dira pas son mot dans un grand nombre d’affaires ? Est-ce qu’elle n’aura pas un point de vue particulier sur la paix de Versailles et la paix de Saint-Germain, signées sans elle ? Est-ce que la question de Turquie et de Constantinople ne l’intéressera pas autant qu’elle intéressait les Pierre, les Catherine, les Nicolas et les Alexandre ? Et d’abord, et surtout, n’est-ce pas sur ses frontières qu’elle jettera les yeux ? Avec la Pologne, avec la Roumanie, ce seront des conflits presque immédiats et qui ne resteront peut-être pas toujours purement diplomatiques.

S’il est possible que la Russie se relève sans nouvelles crises et sans rechutes dans l’anarchie, si elle reparaît en Europe comme une puissance forte et honorable, tout ce qui sera fait tandis qu’elle dormait, elle ne le reconnaîtra pas, ou bien elle ne le reconnaîtra que du bout des lèvres. Elle deviendra l’alliée naturelle de ceux qui auront intérêt à renverser les traités, à bouleverser la distribution nouvelle des États et des territoires. Au moment de nouer – car on en nouera – des relations diplomatiques avec un bolchevisme qui se montre assagi ou qui feint de se montrer tel, a-t-on pensé à cela ? C’est un risque au moins aussi grave que la propagation des idées révolutionnaires à l’Ouest, sans compter que les deux peuvent fort bien marcher de pair.

28 février 1920.