Dans l’organisation de la vie parisienne, chaque mois de l’année correspond à un loisir et à un luxe. Septembre a pour synonyme pêche et chasse ; c’est l’heure où la province reçoit le Parisien ; la vie de château s’organise et, en France, le château commence au château proprement dit, mystérieusement enclavé dans deux lieues de parc, et finit à une bicoque aux volets verts, où les hôtes vivent dans une promiscuité touchante avec les poules et les dindons. – Dieu me garde néanmoins de médire des bicoques ! C’est là qu’habite le véritable sans-façon de la campagne avec toutes les tolérances de costumes et toutes les licences de la vie d’artiste. – L’étiquette suit le Parisien dans les châteaux ; elle lui commande trois toilettes par jour, et des déférences infinies envers les voisins de campagne et les autorités de l’endroit.
On ne jouit réellement de l’aimable liberté de la nature que dans ces humbles retraites ouvertes à quelques amis intimes, auxquels on ne demande qu’un bon appétit, de la belle humeur et un costume complet de la Belle Jardinière.
M. Dumanoir, dans un de ses vaudevilles, qui touchent parfois à la comédie, avait spirituellement crayonné la vie de château, il y a une quinzaine d’années, pour le théâtre des Variétés. Au lever du rideau, le théâtre représentait douze individus de tout âge et de tout sexe ronflant sur les divans et sur le parquet du salon commun. C’était la meilleure scène de la pièce et la plus vraie.
C’est qu’en effet le Parisien n’a pas été créé et mis au monde pour se lever avec l’aurore, – courir le sanglier, – s’embarrasser dans les hautes herbes, – traîner le filet dans les rivières,— s’asseoir à des banquets homériques, – et dormir d’un sommeil agité par le coassement des grenouilles. – Ces exercices sont bien violents, et ces plaisirs bien suspects pour des avocats et des notaires pliés à la vie sédentaire du cabinet. – Dès le second jour de cette vie enchanteresse, le Parisien épuisé s’endort sur le perdreau. – D’ailleurs, il est malhabile à toutes ces choses : son premier coup de fusil tue le chien favori de la maison ; – le second est presque une tentative de suicide ; – il se laisse désarmer et suit de bonne grâce la chasse en amateur, toujours quelque peu inquiet cependant de voir braquer dans la direction de son bas-ventre une douzaine de tubes qui recèlent la mort.
— Au bout de huit jours, il commence à bâiller comme à la tragédie ; – il lui semble qu’un siècle s’est écoulé, car, en province, la vie est longue et l’heure lente. – Les yeux rougis par les veilles, les jambes exténuées par la marche, il commence à regretter ses dossiers, son travail, le boulevard et l’Opéra-Comique. – Il s’amuse trop et ne s’amuse pas selon sa nature.
Voilà ce que c’est : le Parisien a voulu forcer son talent, et il est bien obligé de reconnaître que les provinciaux ont aussi leur supériorité, à laquelle il ne lui sera jamais donné d’atteindre. – Tout le long de l’année, le Parisien se donne le spectacle du provincial dépaysé dans Paris, – En septembre, le provincial prend sa revanche ; certes, le provincial fait une triste figure à l’Opéra avec sa cravate à pois, son gilet à fleurs et ses gants en coton. – Mais le Parisien n’a pas une meilleure tournure à la campagne, avec ses bottes vernies, sa veste de velours doublée de satin blanc, ses gants jaunes et ses jambes en pincettes dans un pantalon collant.
— Les vachères s’arrêtent pour le voir passer ; les paysans le prennent pour un ténor en représentation, et, n’était la bonne opinion qu’il a de lui-même, le Parisien s’apercevrait bien vite que tout ce monde-là se moque de lui. – Il faut dire aussi que le Parisien, si roué en matière de drames et de comédies, prête énormément à rire dès qu’il a passé la barrière. – Ignorant de toutes les choses de la nature, qu’il ne connaît que par les toiles de fond du Gymnase, il prend un chêne pour un noyer, – un bœuf pour un rhinocéros, — des betteraves pour des carottes, et, quand il rencontre une grenouille, qu’il prend naturellement pour un crapaud, il se sauve pour ne pas être empoisonné par la liqueur du batracien. Pendant que les paysans se mirent dans ses bottes, il pousse des exclamations d’une naïveté adamique. « Tiens ! un homme qui laboure ! C’est étonnant comme il y a des cailloux dans la campagne. Vos canards sont bien sales ; vous ne les lavez donc jamais ? », etc.
Dans cette situation, il n’est pas rare que le Parisien devienne le point de mire, le plastron de la province. – Le Parisien a donné au provincial des billets pour visiter l’intérieur de l’obélisque ; – il l’a envoyé à la queue de l’Odéon à dix heures du matin ; – il l’a présenté déguisé en ours dans un bal où tout le monde portait l’habit noir ; — c’est fort bien ! – mais à ton tour, paillasse ! tu es tombé dans la trame du provincial, tire-t’en comme tu pourras !
Entre toutes les poses dont le Parisien a pu être victime en province, il y a une histoire dont la tradition s’est conservée dans le Berry et qui s’attache au nom d’un homme d’esprit que nous avons connu ; – seulement, vous allez voir comment l’esprit de la ville peut se rouiller aux champs.
C’était à l’automne, à quelques lieues de Bourges ; le propriétaire d’un château avait réuni quelques gentlemen du voisinage, plus un ami de Paris, M. X., – un pur Parisien, qui confessait, du reste, son innocence en matière de vénerie ; c’était la première fois, je crois, qu’il quittait la grande ville ; de sa vie il n’avait touché un fusil et s’étonnait toujours qu’on pût tuer une caille sans tuer en même temps un ou deux amis.
Un jour que le Parisien avait été retenu au château par une violente migraine (encore une maladie parisienne), la bande joyeuse s’était rendue à la ville voisine, où il y avait fête, foire, saltimbanques et curiosités de toute espèce. – Entre autres plusieurs phénomènes, ces messieurs virent dans une baraque un lapin savant qui tirait le pistolet ; – ce spectacle fit naître l’idée d’une scie à l’usage du Parisien ; on prit certains arrangements avec le propriétaire du lapin, on rentra au château, et la scie commença à fonctionner. – Pendant deux jours, la scie consista en des dialogues auxquels le Parisien assistait sans qu’on eût l’air de prendre garde à lui.
« Allons donc ! laisse-moi tranquille avec tes contes bleus !…
— Mais, je ne te dis pas que je le crois, je te dis, seulement, que le fait est attesté par des témoignages respectables.
— Messieurs, messieurs, reprenait le premier interlocuteur, en appelant tout le monde, il faut faire enfermer Lucien. Ne veut-il pas me soutenir qu’on a rencontré des lapins armés dans la campagne ! »
Et tout le monde de rire.
« Messieurs, reprenait alors gravement un des chasseurs, j’ai ri comme vous ; mais, puisque vous m’attirez sur ce sujet,… je ne sais comment vous raconter… oui, vous allez me croire fou… eh bien, je n’en jure pas moins sur ma part de paradis que, samedi dernier, j’ai été attaqué par un lapin au petit carrefour de Bigny. »
On rit encore ; mais, cette fois, en se ravisant ; on parla à voix basse de l’état mental du pauvre chasseur ; on proposa d’écrire à sa famille ; puis, pour ne pas le surexciter, on convint d’éviter ce sujet de conversation. – Quant au Parisien, il avait tout écouté, tout entendu ; il était ébahi et n’avait pas d’opinion.
Les choses ainsi disposées, on arrêta une partie de chasse pour le lendemain. – Cette fois, le Parisien n’avait pas la migraine et il était impatient de faire ses premières armes. – Après une heure de marche, on aperçut un lapin qui broutait sur le bord d’un fossé.
« Voilà une belle occasion pour un débutant ! » dit-on de toutes parts.
Et on mit aux mains du Parisien un joli petit fusil de dame.
« Prenez votre temps… ajustez ! C’est bien… Tirez ! »
Le coup part et le lapin roule dans le fossé.
« Tué !… je l’ai tué ! s’écrie le Parisien.
— Eh bien, allez le ramasser. »
Le Parisien court au fossé ; mais, au moment où il croit saisir sa proie, le lapin se redresse et tire au Parisien un coup de pistolet à bout portant.
Le Parisien revient pâle, effaré…
« Eh bien ?… Voyons, le lapin.
— Oh ! messieurs, réplique le Parisien d’une voix éteinte, il n’y a plus à plaisanter… C’est très vrai : les lapins se défendent… J’ai failli être assassiné… »
Ici, le Parisien s’évanouit, et l’histoire est finie.
Auguste Villemot, Le Figaro, 1858.