Sur une carte de restaurant

Je n’avais jamais éprouvé une admiration des plus vives pour Collot d’Herbois, qui fut un cabotin sinistre, l’un de ceux qui, à l’époque de la Révolution, ne préconisaient, comme seuls moyens de gouvernement, que la charrette et le panier de son. Sans en être encore à réclamer pour ce personnage les honneurs du Panthéon, je me surprends aujourd’hui à le regarder avec une certaine indulgence. Voici pourquoi : Collot d’Herbois, à la tribune de la Convention, proposa de décréter que tous les mercantis, spéculateurs, organisateurs de la vie chère et autres profiteurs des calamités publiques, seraient considérés comme traîtres à la patrie et, lorsqu’ils seraient pris en flagrant délit de trafic illicite ou de bénéfice scandaleux, exécutés par le fer du bourreau, sans rémission ni pitié, sans phrase comme sans répit.

Je me hâte d’ajouter que l’histoire est là pour établir que même la menace de l’échafaud ne calma en rien les convoitises des spéculateurs de 1793 ; on n’en trafiqua ni plus ni moins sur les denrées de première nécessité ; ce dont je conclus qu’il n’y a pas de remède au mercantilisme et qu’il est urgent que tous ceux d’entre nous qui ne possèdent pas au moins cinq cent mille francs de rentes en bonnes terres, prennent la précaution de mobiliser tous leurs protecteurs afin d’obtenir une entrée dans quelque établissement de charité où, du moins, ils pourront espérer vivre aux dépens de l’Assistance publique.

En attendant mon tour d’hôpital, j’ai pris parmi mes vieux livres ceux qui traitent de la vie d’autrefois, tâchant de me procurer l’illusion d’être encore de cette France de jadis que nous ne retrouverons sans doute jamais plus.

Quel tableau réjouissant que celui de notre pays à ces époques fortunées et plantureuses ; la lamproie, le saumon, poissons rares, se paient dix sous la livre ; pour dix à quinze sous, on a un couple de poulets ; deux canards pour dix-huit sous ; quant au beurre, on le paie cinq à six sous la livre et la douzaine d’œufs se vend trois sous. Où donc ? En Anjou, vers 1785, ainsi que l’on peut s’en persuader par les souvenirs d’un bourgeois, Yves Besnard, qui, né vers le milieu du XVIIIᵉ siècle, vécut nonagénaire et occupa ses dernières années à mettre en ordre ses vieux comptes de ménage et à rédiger ses mémoires. À l’autre extrémité de la France, la vie n’est pas plus coûteuse ; à Toulouse, capitale de province, vers le même temps, Mme de Bellèze, femme d’un conseiller au Parlement, possède un hôtel avec cuisinier, fille de cuisine, valet de chambre et bonne d’enfants ; le train de sa maison est tel qu’elle dépense, en moyenne, quatre francs par jour, ce dont elle est effrayée et se lamente en économe ménagère.

Aussi quel enthousiasme les étrangers professent-ils pour notre pays ; pas un qui n’y ayant mis le pied ne rêve d’y vivre, et ne soit pris de mélancolie à la pensée de rentrer chez lui. Partout, de Dunkerque à Marseille et de Brest à Landau, on est assuré d’une bonne chère et d’un accueil avenant. À Pont-Saint-Esprit, un Anglais, sa femme, son médecin, sa berline et ses gens, pour quatre chambres à feu, quatre chambres de domestiques, le remisage de la voiture, la nourriture des chevaux, un déjeuner, un souper copieux avec filet d’ours, truffes, etc., dessert, punch, vin et café, paient en novembre 1784 une somme si minime, – vingt-cinq francs, – qu’une discussion s’engage entre les voyageurs et l’hôtelier, lequel proteste qu’il n’acceptera pas un sou de plus que son dû ; et bien au contraire, avant le départ, il bourre encore les poches de la voiture de bouteilles de fines liqueurs qu’il conjure les Anglais d’accepter en souvenir de lui. À la Flèche, chez Mme Richard, aubergiste du Lion d’or, on paie en proportion inverse de ce que l’on mange : le touriste pressé et « regardant » qui commande une simple omelette la paie six francs ; mais, pour trente sous, on a droit au dîner de table d’hôte comprenant deux services en volailles grasses, gibier à point et poissons accommodés de façon succulente. C’est que Mme Richard ne supporte pas qu’on dédaigne sa cuisine ; elle tutoie tous ses hôtes, même s’ils débarquent chez elle pour la première fois ; elle tutoie même l’évêque d’Angers qui ne manque pas de descendre à son auberge lors de ses tournées de confirmation, et qui, assurent les mauvaises langues, retenu par la bonne chère, y séjourne plus longtemps qu’il ne serait nécessaire.

Dans les restaurants de Paris, où la vie, de tout temps, fut plus coûteuse qu’en province, la recherche est la même, l’abondance n’est pas moindre, et l’on trouve en outre un souci d’élégance qui n’est pas pour déplaire : aux restaurants de premier ordre, chez Méot ou Vénua, le luxe est grand, et c’est justifié, car les prix sont forts ; mais ce même luxe se rencontre dans les moindres gargotes : chez Trianon, rue des Boucheries-Saint-Germain, ainsi que chez un traiteur du passage des Petits-Pères, on dîne pour la somme modique de vingt-cinq à trente sous ; mais on y est servi en vaisselle d’argent. Chez un petit restaurateur de la rue de Harlay on a, pour douze sous, la soupe, le bouilli, une entrée, une pomme et un morceau de fromage, et tout le service se fait en vaisselle plate.

J’ai sous les yeux la carte d’un restaurant fameux par son élégance et aussi par l’élévation de ses prix, restaurant qui, au temps de Louis XVI, jouissait d’une renommée européenne ; il était tenu par Beauvilliers et tous les étrangers de séjour à Paris, les Anglais surtout, en faisaient leur quartier général ; cette carte offre aux convoitises des gourmets sept espèces de potages variés, soixante-six entrées, presque autant de rôtis, un nombre incalculable d’entremets et de légumes, sans compter l’armée respectable des desserts et des friandises. Voulez-vous que nous choisissions là-dedans notre menu : ça ne coûte rien de rêver ! Entrons donc chez Beauvilliers, – nous sommes, pas d’illusions, en 1787, et, la carte en main, signalons au maître d’hôtel ce que nous désirons pour notre dîner. Je place en regard de l’indication des mets leur prix tel qu’il est honnêtement porté sur le menu. Après un « potage consommé » qui nous coûtera 12 sous, une « tourte aux laitances de carpe » – 1fr.10 ; comme rôti : « filet de chevreuil à la broche » – 1fr.10 ; viendront ensuite des « écrevisses à la poulette » – 24 sous ; une « tranche de pâté de dinde » – 10 sous ; des « truffes cuites au vin de Champagne » – 24 sous. Il me semble qu’on peut dîner avec ça… Ajoutons « une bouteille de Chablis » – 1fr.10, une « tasse de café » – 6 sous et un verre des célèbres « liqueurs de Mme Amphoux » – 12 sous. Nous avons mangé royalement, et l’addition se monte à moins de huit francs !

Cette carte de Beauvilliers est féconde en enseignements : j’y vois que la douzaine d’huîtres est cotée douze sous, malgré les difficultés qu’on éprouvait alors à amener rapidement à Paris la marée et la coquille fraîches ; tout ce qui venait de la mer devait être apporté par des charrettes traînées par de simples chevaux, – et les routes n’étaient pas bonnes, – et les frais de transport étaient lourds, – et ça arrivait pourtant, et c’était vendu bon marché ! Je constate aussi que les plus grands vins de France, les plus nobles crus, sont cotés à des prix que dépasse actuellement celui d’une bouteille d’eau de Seine colorée à la fuschine : chez Beauvilliers une bouteille de vin de Beaune se paie deux francs – le Clos-Vougeot et le Chambertin quatre francs cinquante. Ce sont là les prix les plus élevés ; il n’y a rien au-dessus ; le vin de Champagne le plus renommé est coté au même taux. Et si vous êtes de goûts modestes ou de tempérament économe, vous pourrez revenir à la même table et y dîner d’une tranche de bouilli, d’un petit pain et d’un pâté au jus – le tout pour la modique somme totale de dix-sept sous ! Par exemple, ne comptez pas sur les pommes de terre : il n’y en a pas sur la carte, où elles ne figurent que comme accessoires et pour mieux dire comme curiosités ; elles étaient alors dans leur grande nouveauté et leur usage n’était pas encore passé dans les habitudes.

En vérité, dans ces temps bénis et attendrissants, notre pays passait aux yeux du monde entier pour un paradis où régnaient pour tous le bien être et la bonne foi. On n’imagine pas, si on n’en a pas fait quelque étude, ce qu’était le prestige de la France d’alors aux yeux des étrangers, combien ils désiraient la connaître, et avec quelle admiration ils en parlaient : l’un d’eux, le docteur Rigby, à chacune des pages de son journal de voyage, note : – « Quel pays que celui-ci ! Quel sol fertile ! Que les habitants sont industrieux ! Quel charmant climat ! » – « Heureux peuple ! » s’écrie Sterne ; – « Tous les gens sont honnêtes et paraissent heureux », écrit un autre, – « Tout ce que nous voyons porte la marque d’un travail ingénieux et d’un joyeux entrain », dit un quatrième ; – « On ne peut imaginer quel air d’abondance et de contentement est répandu dans tout le pays », remarque Lady Montague. – Gaîté, bonheur, affabilité, bon accueil, chère admirable, vins « célestes »

honnêteté parfaite, tels sont les caractères auxquels jadis un voyageur venant de l’étranger reconnaissait qu’il avait passé notre frontière et qu’il était en France…

Hélas ! hélas !…