Le sous-marin ressuscite l’agriculture

Comme instrument de guerre proprement dit, le sous-marin aura été moins redoutable que ne l’espéraient les Allemands. Comme machine à détruire les illusions et à torpiller les idées, c’est une arme de premier ordre. On doit déjà au submersible une révolution dans les esprits anglais qui ne peut manquer d’en entraîner une autre dans la vie sociale et politique de l’Angleterre.

Qu’est-ce qui se trouve atteint, surtout, par le blocus allemand ? C’est le Free trade, c’est le libre échange. C’est à lui et non pas au Royaume-Uni que Guillaume II a porté le coup de grâce lorsque, le 31 janvier, il a lancé son décret de guerre sous-marine sans pitié.

« Laissez faire, laissez passer » : la médaille sur laquelle était frappée cette maxime de la liberté économique sans limites n’avait pas encore révélé tout ce qui était inscrit au revers. M. Lloyd George, dans son discours sur les restrictions, aura appris aux habitants de l’île fortunée que s’ils laissaient faire et s’ils laissaient passer, comme le reste, les submersibles de Guillaume Il, ils seraient tout simplement exposés à manquer de pain. Immense découverte pour nos alliés insulaires. Ils l’ont acceptée virilement, magnifiquement, comme ils acceptent toujours les faits arrivés, les vérités d’expérience. Mais c’est toute l’idéologie mercantile sur laquelle ils vivaient depuis quatre-vingts ans que le discours de M. Lloyd George a fait sombrer.

Des prophètes comme Carlyle leur avaient annoncé que ça ne durerait pas. Carlyle avait prédit la fragilité d’un système qui consiste à croire qu’un pays peut se procurer ce qui est nécessaire à sa subsistance sans le produire lui-même, qu’un commerce prospère suffit à assurer le pain quotidien, qu’il n’est pas indispensable de faire pousser du blé du moment qu’il rentre de l’or. N’a-t-on pas tout avec de l’or ? Mais l’or lui-même devient, à la longue, trop matériel. Le crédit suffit. La Banque d’Angleterre commençait à s’affranchir du vieux préjugé du bas de laine, de la cave remplie, comme celle de la Banque de France, de louis et de livres sterling. De l’or, on passe donc aux billets. Des billets aux chèques. Puis tout se volatilise à la « Chambre des compensations ». L’argent n’est plus qu’un mythe, un symbole. Tout se résout en opérations arithmétiques. En même temps, les réalités du pain quotidien, payé par des remises sur l’Amérique, se volatilisent aussi. Survient le submersible que n’avaient prévu ni les « pères du Free trade » niCarlyle lui-même. L’Angleterre s’aperçoit alors, comme l’écrivait l’autre jour un de ses publicistes les plus aigus, que, depuis bientôt un siècle, elle a « vécu de produits étrangers et de mensonges nationaux ».

Sans s’effrayer de ce qu’ils ont vu, les Anglais viennent de découvrir la fragilité de la base sur laquelle reposait leur vie nationale. Ils comprennent que l’erreur première découle de ceci que les auteurs de leur système économique ont cru à la paix perpétuelle, ou plutôt parié pour la paix perpétuelle. Les Anglais d’aujourd’hui paient pour la funeste gageure de Cobden qui, ayant vécu dans les temps privilégiés où il n’y avait pas d’Allemagne, avait pu philosopher à son aise sans retrancher à son breakfast la moindre tartine beurrée.

M. Garvin écrivait l’autre jour dans son journal une formule qui nous plaît d’autant plus qu’elle s’accorde avec les observations que nous avons présentées nous-même ici à plusieurs reprises depuis quelques mois : « Nous avons, disait-il, redécouvert ce fait primitif que la question de nourriture est à la base de toute autre question, grande et petite. » Et M. Garvin rappelle aux Anglais qu’ils auront trop longtemps répété le Pater noster, qu’ils nomment en leur langue le Lord’s Prayer, sans comprendre le sens profond du verset sur le pain quotidien.

La réalité du grain de blé, la fantasmagorie du libre-échange, de la loi de concurrence et des autres principes de la liberté économique, voilà ce que le sous-marin est venu apprendre aux Anglais. Un peuple qui ne produit pas lui-même de quoi assurer seulement le quart du froment nécessaire à le nourrir est un peuple qui ne vit pas dans des conditions naturelles. Un pays dont la production en blé est tombée en soixante-dix ans des deux tiers, tandis que sa population faisait plus que doubler, est un pays qui est dirigé par des idées fausses. Les Anglais s’aperçoivent aujourd’hui qu’ils ont commis une faute immense en laissant perdre leurs traditions rurales, que leurs Parlements se sont trompés en négligeant l’agriculture, en sacrifiant le labour, en votant des lois qui avaient pour effet de pousser Hodge – le Jacques Bonhomme britannique – à déserter ses sillons et son village pour aller travailler dans les usines des villes…

Un retour à la terre, et par conséquent une politique protectionniste, l’abandon du libre-échange : voilà une forme de réaction qui paraît certaine dans la vie anglaise et qu’on peut attendre comme un des résultats de la guerre. Qui sait quelle vieille Angleterre ne sera pas ressuscitée par le sous-marin ?…

Mais déjà, chez tous les belligérants, l’agriculture, comme aux temps anciens, a montré qu’elle restait la mère et la nourrice des peuples. Pour nos protectionnistes, c’est l’heure de la revanche, celle qui prouve qu’ils ont eu raison. Dans les pays germaniques, les agrariens, – qui, eux, exploitent odieusement la circonstance, – triomphent et ne s’en cachent pas. C’est pourquoi nous croyons qu’après la guerre la terre, la bonne terre de France, vengée des mépris, connaîtra ses plus beaux jours. Déjà s’annoncent les signes d’une merveilleuse prospérité. Il y a, je le sais, beaucoup de sceptiques, de découragés. J’ai bien entendu leurs doutes. Nous reviendrons, une autre fois, sur cette question de la terre. Mais n’oublions pas que, de longtemps, la grande expérience que les hommes viennent de faire ne sera pas perdue pour eux et qu’après avoir connu le rationnement ou entrevu la disette, la question du pain quotidien ne s’éloignera plus de leur esprit.

L’Action française, 9 mars 1917.