L’exemple de la Restauration

La Restauration, si bien nommée parce que la France fut restaurée par la monarchie, avait aussi relevé nos finances. Cela tout le monde le sait, vaguement, comme on sait ces sortes de choses. Mais pour guérir le mal d’argent, qui était sérieux après l’équipée des Cent-Jours et le désastre de Waterloo, comment la monarchie s’y était-elle prise ?

Pour le savoir, lisez le beau livre, aussi riche de substance qu’affranchi de préjugés et de détails inutiles, que M. Pierre de la Gorce vient de consacrer à Louis XVIII. M. Pierre de la Gorce n’a pas écrit l’histoire financière de ce règne mais son histoire politique. Et c’est ainsi, chemin faisant, qu’il montre la méthode par laquelle la Restauration, sans fabriquer de faux billets de banque, avait ramené la prospérité.

Elle la ramenait de loin. Aux premiers jours de 1816, il n’y avait que 28 millions dans les caisses du Trésor. Pas une minute on n’eut la tentation de masquer ce vide par des émissions légales ou subreptices de papier-monnaie. Le souvenir des assignats démocratiques et révolutionnaires était trop vif, l’exemple trop éclatant. Et le ministre des Finances, gardien vigilant du crédit, s’appelait Louis, comme le louis d’or qui resta la mesure des choses et l’étalon des prix.

Quand on n’a pas assez de bonne monnaie, et qu’on est bien résolu à ne pas recourir à la fausse, quand on veut se contenter de ce peu de bonne monnaie plutôt que d’aller à la ruine par une richesse fictive, que faut-il faire ? Se restreindre. Il n’y a pas d’autre système que les économies. Et, dans une crise financière, l’État doit donner l’exemple de la restriction. Lorsque l’État diminue ses dépenses, toutes celles de la nation diminuent. Lorsqu’elles s’enflent, celles de la nation s’enflent aussi. Tant qu’on n’aura pas compris ce théorème, tous les appels à la sagesse et à la prévoyance des particuliers seront superflus. Dans la mesure où l’assainissement financier est un problème moral, la moralité doit commencer par l’État. Autant dire que c’est un problème politique.

Les hommes de ce temps-là, n’étant pas meilleurs que ceux du nôtre, ne surent aucun gré à la Restauration de leur avoir gardé une bonne monnaie et rendu des finances prospères. Ils lui en voulurent plutôt des sacrifices qu’elle leur avait imposés. Une rancune inavouée et qui se cachait sous des prétextes libéraux vint même de là.

Courageuse, la Restauration le fut. C’est ce qui ressort clairement du sobre exposé de M. de la Gorce. La Restauration aurait pu verser dans la démagogie. Rien n’est plus facile. Lorsqu’aux premiers jours qui suivirent la chute de Napoléon, en 1814, le comte d’Artois était rentré en France, il avait été accueilli partout aux cris de : « À bas la conscription ! À bas les droits réunis. » La conscription et les impôts indirects étaient les souvenirs les plus détestés de l’époque révolutionnaire et napoléonienne. Et les impôts indirects, les Bourbons, de loin, les détestaient aussi. En annonçant qu’on les supprimait, on s’attirait une popularité facile. Le comte d’Artois l’annonça. Le gouvernement de Louis XVIII eut la fermeté de revenir sur cette promesse. Combien de gouvernements en feraient autant ?

Mais il fut plus sage et plus méritoire encore de reconnaître que les impôts, quels qu’ils soient, ne peuvent pas suffire si la colonne des dépenses ne s’abaisse pas tandis que celle des recettes s’élève.

Contre qui la Restauration eut-elle à défendre le Trésor public ? D’abord contre ses amis. Tout régime a les siens qui demandent à être payés. Un des malheurs de la Restauration, qui est aussi une de ses gloires, fut d’avoir à résister aux royalistes, à repousser les notes que les émigrés apportaient. Un peu d’attendrissement et tout était perdu. Le baron Louis fut comme un dogue devant la caisse. Il encourut une haine qui, dans le fond de bien des cœurs royalistes, se transformait en amertume pour la monarchie. M. de la Gorce a raison de citer sur le baron Louis ce mot lumineux de Chateaubriand : « Il pousse jusqu’à la stupidité le culte de l’intérêt matériel. » Qui sait si la future opposition du vicomte à la royauté de ses vœux n’a pas daté de là ?

Plus tard seulement, dix ans après Waterloo, quand les excédents apparurent, quand le crédit fut affermi, la Restauration consentit à indemniser les anciens propriétaires spoliés par la Révolution. Ce fut le milliard des émigrés, ce fameux milliard qui ne fut même pas un milliard. Encore, dans la pensée politique du gouvernement royal, s’agissait-il à peine de contenter des partisans. Contents, d’ailleurs, ils le furent peu. L’indemnité n’était certes pas égale à leurs pertes. Mais il fallait surtout rassurer les acquéreurs de biens nationaux, toujours inquiets, en mettant fin, une fois pour toutes, à d’irritantes réclamations.

La Restauration n’avait pas seulement ses amis. Elle avait aussi ses fonctionnaires. Sans doute elle en avait moins que la République. Ils servaient pourtant le régime. Et, tels quels, il fallait les payer. La Restauration eut cet autre courage de leur imposer pendant plusieurs années des retenues de traitement. C’est en 1821 seulement que ces retenues furent supprimées.

M. Pierre de la Gorce note de sa plume d’historien : « Pour rétablir le bon ordre, il fallait, dans toutes les administrations financières, des agents assez intègres pour planer au-dessus de tout soupçon, assez désintéressés pour ne pas ajouter à la détresse du trésor leurs propres exigences. » Il note aussi que le corps des fonctionnaires, recruté, presque héréditairement, dans la haute et la moyenne bourgeoisie, avait des traditions, des lumières, un « haut sentiment du devoir professionnel, le dévouement aux institutions monarchiques ». C’est ce qui l’aida à comprendre l’utilité du sacrifice et à le supporter.

Équitablement, l’historien de Louis XVIII partage entre la monarchie et l’administration l’honneur de cette jalouse épargne des deniers publics. Gardons-nous de croire pourtant qu’elle n’ait valu à la Restauration que bénédictions et reconnaissance. Le baron Louis fut détesté. Son successeur Corvetto aussi. Les privations n’engendrent pas l’enthousiasme. Et l’intérêt particulier ne se subordonne pas de bon cœur à l’intérêt général.

Villèle en fit la dure expérience. Si, comme nous l’espérons, M. de la Gorce écrit l’histoire du règne de Charles X après celle du règne de Louis XVIII, il racontera l’histoire de la conversion des rentes. Nulle opération n’était plus légitime, puisque le 5 pour 100 avait dépassé le pair. Néanmoins, Villèle fut traité de détrousseur et de banqueroutier. Chateaubriand, le noble vicomte, faisant chorus avec la bourgeoisie libérale et rentière, le couvrait d’invectives. Encore un épisode de notre histoire financière qu’il faut avoir présent à l’esprit pour comprendre combien l’assainissement est difficile.

Il demande, de la part du gouvernement, un véritable héroïsme. Il demande aussi de l’indépendance. Il n’y a pas de guérison possible, il n’y a pas de salut sans économies, et les économies sont impopulaires. Dans toute la mesure où elle était indépendante de l’élection, la Restauration a été économe. Dans toute la mesure où elle dépendait de l’opinion publique, elle a suscité un mécontentement et des rancunes que ne désarmait pas le retour de la prospérité. « Grande et importante leçon », eussent dit nos pères. Elle explique la lâche paresse avec laquelle nos gouvernements démocratiques se sont laissé aller, comme la Révolution elle-même, sur la pente facile des assignats et de l’inflation.

2 mai 1926.