Les lapins de Staline

On connaît les concessions que Staline a déjà dû faire aux idées bourgeoises, c’est-à-dire à la nature humaine. Il a rétabli le travail aux pièces et reconnu qu’il fallait donner à chacun selon ses œuvres si l’on voulait du rendement. De là à reconnaître que la propriété, récompense de l’effort et de l’épargne, est légitime, il n’y a d’ailleurs qu’un pas. En attendant, Staline s’est aperçu que le brouet noir n’était pas un bon stimulant pour le succès du plan quinquennal. Il a décidé d’améliorer l’ordinaire des travailleurs et aussi de le varier.

Il a donc, conjointement avec Molotof, président du Soviet des commissaires du peuple, annoncé qu’un programme triennal allait être mis à exécution. Après quoi, les masses de l’U. R. S. S. auraient de la viande, du poisson, des légumes et des fruits. Les communistes français seront sans doute assez étonnés d’apprendre que les choses, qu’ils ont l’habitude de trouver sur leur assiette, seront servies à leurs frères de Russie dans trois ans. S’ils se donnaient la peine de réfléchir, peut-être éprouveraient-ils aussi quelque surprise en lisant dans le manifeste de Staline et de Molotof cette découverte que l’ouvrier qui n’est pas bien nourri ne travaille pas bien. Et ce n’est pas tout.

Staline, comme on sait, est un réalisateur et un puissant cerveau. Il concilie la doctrine avec les nécessités de la vie. Il a constaté que les produits de la campagne étaient devenus rares, sinon inexistants depuis que les paysans étaient collectivisés. Alors, il a songé à une production qui restât conforme aux principes communistes et il a eu un trait de génie. Quel est l’animal doué d’un esprit de masse plus caractérisé que le lapin ? Il n’en est pas dont l’élevage en grand soit mieux indiqué. Les Soviets ont donc acheté de vaillants reproducteurs qui vont pulluler dans une ferme d’État modèle. On compte, en 1933, sur 700 000 kilos de gibelotte, ce qui ne fera pas, même avec de minuscules portions, le déjeuner de 120Millions de Russes.

Il y a là une indication qui n’est pas négligeable. On a vu des voyageurs, nullement bolcheviques, revenir de Russie remplis d’admiration ou d’effroi, ce qui est à peu près la même chose, par les résultats du plan quinquennal. Surtout, les kolkhoses, les organisations agricoles, leur semblaient promis à un rendement redoutable pour les autres pays. C’est possible. En tout cas, l’exemple des lapins de Staline montre que ce genre de production ne s’adresse qu’à des séries en grand, à tout ce qui se conçoit sur le modèle de l’usine, mais exclut ce qui s’élabore dans l’atelier de l’artisan ingénieux, dans le potager ou dans le jardin du maraîcher et du pépiniériste. Il exclut tout ce qui est personnel, tout ce qui fait la variété des menus et de l’existence.

On songe à ce que dit M. Georges Duhamel de l’Amérique où, par la rationalisation, il n’est plus possible de manger qu’une seule espèce de poire. Il y a, d’ailleurs, une parenté entre ces deux manières d’aboutir à l’uniformité et au gigantesque. Et la manie du colossal n’est-elle pas une des causes du mal dont le monde est atteint en ce moment comme elle a été une des causes de la chute de l’Empire allemand ? Superposition de milliards, superposition de crédits, tout cela ressemble à l’entreprise d’élevage de Staline. On n’avait oublié qu’une chose, la maladie des lapins. Et les banques reproductrices sont en train de crever.

La Liberté, 7 octobre 1931.