Les risques du financier dans la cité

L’histoire contemporaine réhabilite les fermiers généraux experts et techniciens des finances à qui la Révolution avait coupé le cou. 

À quelqu’un qui disait un jour devant lui : « Que serions-nous sans la Révolution française ? » le grand physiologiste René Quinton, trop tôt enlevé à la science, répondait :

« — Moi ? fermier général. »

René Quinton pensait à l’illustre Lavoisier, un des pères de la chimie moderne, à qui sa qualité de savant n’épargna pas d’être compris dans le procès des fermiers généraux sous la Révolution et qui, avec vingt-sept de ses collègues, porta sa tête à la guillotine.

Rien n’égale l’impopularité dont les fermiers généraux furent l’objet et les victimes, si ce n’est l’ignorance où étaient, non seulement la foule, mais les publicistes, les pamphlétaires, les conducteurs de l’opinion publique, les philosophes eux-mêmes, de l’activité de cette organisation. Les fermiers généraux furent condamnés en 1793 comme aristocrates, conspirateurs, concussionnaires, accapareurs, exploiteurs du peuple. Il y avait même, parmi leurs crimes, celui d’avoir vendu du tabac trop humide. Celui que nous vend notre régie est plutôt trop sec et ne forme souvent qu’une horrible poussière. Souhaitons à ses agents de n’avoir jamais de comptes à rendre à un tribunal populaire et révolutionnaire de fumeurs.

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Mais la postérité n’a pas été beaucoup plus juste pour la ferme générale, considérée comme une des tares et des monstruosités, comme un des pires abus de l’ancien régime. C’est de nos jours seulement que sa réhabilitation a commencé.

On s’est aperçu en regardant de plus près les choses, que la ferme générale ne méritait pas tous les reproches qui lui étaient adressés, qu’elle était toujours allée en se développant et en s’épurant, et que sa compagnie était composée d’hommes honnêtes, consciencieux, souvent, comme Lavoisier, d’une grande élévation d’esprit. Née, on peut dire fortuitement, de l’embarras où la monarchie, très mal pourvue de fonctionnaires, s’était trouvée pour percevoir les impôts, la ferme générale s’était peu à peu régularisée et perfectionnée. Elle était devenue au dix-huitième siècle une corporation financière dont les membres possédaient une grande expérience, puisque ce sont eux qui ont jeté sur beaucoup de points les bases de l’organisation des finances publiques dans la France moderne.

Il est fort curieux de remarquer que Frédéric Il, ce souverain éclairé, ami du progrès, dont on raffolait en France, à cette époque, s’adressa à nos fermiers généraux, leur demanda des techniciens et des experts lorsqu’il entreprit de rénover la fiscalité de la Prusse et de doter son royaume d’une administration digne d’un siècle de lumières. Ce n’est pas tout. Napoléon Iᵉʳ, véritable fondateur de l’État moderne et dont les institutions subsistent encore pour la plupart, suivit l’exemple de Frédéric II. Lorsque le Premier Consul réorganisa les finances françaises qui allaient beaucoup plus mal en 1799 qu’en 1789 et qui étaient ruinées par les assignats, par la suppression démagogique des impôts indirects, par les emprunts forcés, il ne put mieux faire, lui aussi, que d’embaucher ce qui restait de l’ancienne administration des finances. Il prit ainsi Gaudin, plus tard duc de Gaëte, qui avait été, sous Louis XVI, chef de division aux impositions, et Mollien, dont il fit son ministre du Trésor, et qui avait été premier commis aux finances.

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Au fond, le discrédit et la haine qui ont si longtemps poursuivi les fermiers généraux tenaient encore moins à ce qu’ils étaient les collecteurs de l’impôt, qu’à la suspicion qui, à toutes les époques, s’attache aux financiers dont on exagère surtout la fortune et dont les opérations sont mal connues du vulgaire ou mal comprises. On les déteste peut-être moins à cause de leurs richesses que comme des espèces de sorciers de l’argent, détenteurs de secrets cabalistiques pour s’engraisser aux dépens du pauvre monde.

Il faut lire précisément, dans les Mémoires de Mollien, ce que fut, sous la Terreur, le procès des fermiers généraux. C’est un récit très vivant, une scène à laquelle on croit assister.

Mollien, dénoncé à son tour par un de ses anciens commis, qu’il avait fait arrêter pour malversations et qui était devenu un révolutionnaire fort zélé, alla rejoindre dans leur prison les trente-deux fermiers généraux dont le jugement était imminent. C’étaient des messieurs fort bien élevés, sérieux à tous les égards, pères de famille, de bonnes mœurs. Ils préparaient leur défense avec le plus grand sang-froid et le plus grand soin. Mollien les trouva occupés à former des dossiers, à aligner des preuves et des chiffres. Le principal des griefs allégués contre eux lors de leur arrestation était d’avoir soustrait deux ou trois cents millions à l’État. Ils démontraient qu’à eux tous et en réunissant leurs fortunes respectives, tant en meubles qu’en immeubles, ils n’auraient pu réaliser que vingt-deux millions. Aussi attendaient-ils leur jugement avec sérénité.

Leurs illusions s’envolèrent lorsqu’ils connurent l’acte d’accusation. Ils y lurent qu’ils avaient soudoyé l’armée de Condé et fait passer de l’or en Angleterre pour combattre la Révolution. C’était la mort sans phrase, et le tribunal révolutionnaire ne manqua pas de la prononcer. Vingt-huit de ces experts et techniciens, Lavoisier, impassible et résigné, à leur tête, furent envoyés à l’échafaud (Les quatre autres simples adjoints, furent mis hors de cause). Mollien, réservé pour une autre fournée en raison de sa jeunesse et de la modestie de ses fonctions, fut délivré par le 9 Thermidor, heureusement pour le Trésor public qui retrouva ses services quelques années plus tard.

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Cet épisode d’un temps démagogique par excellence est un signe de réflexion. Il y a des cas où la finance fait courir encore d’autres risques que ceux qui lui sont particuliers et la place du « financier dans la cité » n’est pas toujours entourée de considération, pas plus qu’elle n’est toujours dorée. C’est un souvenir que l’on peut avoir quand on passe, à la Madeleine, devant la statue réparatrice de Lavoisier, fermier général.

Le Capital, 11 décembre 1929.