À force de tirer sur la corde

Les porteurs de valeurs mobilières sont toujours appelés à payer les frais du déficit. C’est si commode ! Une retenue sur les coupons, c’est de l’argent que le fisc perçoit d’avance. Pas d’attente pour des rentrées incertaines, pas de poursuites, pas de déboires. Le rêve !

Il est vrai que les coupons servent à former les revenus sur lesquels est perçu l’impôt général. Quand les revenus baissent, le produit de cet impôt baisse aussi et l’on s’étonne que son rendement diminue. C’est l’histoire de la couverture trop courte. Vous la tirez vers le genou droit et vous avez froid au genou gauche.

Mais surtout, pour frapper les porteurs de valeurs mobilières, il faut qu’il y en ait. Et l’on se conduit avec eux comme s’il devait y en avoir toujours. Pourtant, personne n’est obligé d’avoir des actions et des obligations. Et, ma foi, le goût pourrait bien en passer.

Le législateur n’a pas l’air de le croire. Il se comporte comme si les « assujettis » ne se rendaient compte de rien et comme si l’épargne était semblable en tout à la fourmi à laquelle on la compare. Vous pouvez détruire vingt fois de suite une fourmilière, vingt fois de suite l’insecte industrieux se remettra au travail sans rien y changer. C’est qu’il est mené par l’instinct tandis que le propre de l’homme est la raison.

On trouvera toujours des amateurs pour les jeux où il y a des chances de gagner, si minimes soient-elles. À preuve le succès de la loterie. On n’en trouvera pas éternellement pour un jeu dont les participants auront la certitude de perdre et, en outre, d’être traités en suspects, en fraudeurs, d’être menacés d’amende et même de prison, de subir des tracasseries telles que la carte d’identité fiscale dont il faudra être muni pour toucher deux « Ville de Paris » ou trois « Foncières ».

On a tout dit sur la confiance, élément indispensable de la santé financière et monétaire. Mais la confiance est comme la vertu. Elle a des degrés. Elle change aussi d’objet.

Pourquoi donc les valeurs mobilières, encore si rares et si peu répandues, il y a un siècle, ont-elles joui d’une telle vogue qu’elles avaient fini par être disséminées en France plus qu’en aucun autre pays du monde ? C’était d’abord à cause des commodités de toute sorte qu’elles offraient. Comparées aux anciens moyens de placer les capitaux mobiliers, prêts sur billets ou sur hypothèques, leur supériorité était éclatante. Avec des valeurs sûres et facilement réalisables (les obligations de chemins de fer en étaient le type), une vieille aspiration de nos classes moyennes était satisfaite.

On savait, de plus, qu’il suffisait de faire des économies et d’acheter de ces papiers pour s’élever tout naturellement à l’aisance et à la richesse. Qui dira jusqu’à quel point l’exemple des grandes fortunes qui s’étaient édifiées au dix-neuvième siècle par les valeurs mobilières a été fécond et a entraîné l’épargne vers les placements ? En cette matière comme en tant d’autres, les lois de l’imitation sont invincibles.

Elles le seront aussi dans le sens opposé. Des fortunes grandes et même moyennes, on commence à s’apercevoir qu’il y en a de moins en moins, que celles qui existent encore ont peine à se maintenir et que, pour de nouvelles, il ne s’en fait plus. Que devient ce moteur, l’espérance, non moins fort que l’intérêt ? Deux ou trois générations ont cru à la rente, aux coupons, aux papiers multicolores qui promettaient la sécurité. Une nouvelle génération pourra dire : « À quoi cela sert-il ? » Et ce jour-là, ce sera fini parce qu’on n’y croira plus.

Notre fiscalité, notre budget, nos finances, tout est assis sur les habitudes de l’épargne française. Qu’on arrive à la dégoûter de ces habitudes en lui faisant sentir la vanité de son effort (si même il subsiste encore des gens qui aient la possibilité d’épargner) et tout s’écroulera, en beaucoup moins de temps peut-être qu’on ne l’imagine.

Le Capital, 21 décembre 1933.