La guerre et le progrès

Lorsque de grands événements secouent le monde, on évoque par la pensée les hommes qui les ont préparés, qui les ont conçus ou qui les ont annoncés et l’on se dit qu’il n’est pas juste qu’ils ne voient pas ça. C’est injuste parce qu’il est très rare qu’un homme ait su dire d’avance comment les choses se passeraient. Et puis il est tellement plus difficile de prévoir un avenir immédiat qu’un avenir lointain ! Vous le voyez bien par la lecture des journaux depuis quelques jours : prédire la chute des Empires n’est rien. Le difficile c’est de savoir si ce sera la paix ou la guerre dans deux jours.

C’est pourquoi j’admire moins, je l’avoue, Léonard de Vinci annonçant, quatre siècles à l’avance, l’aéroplane, que tel publiciste, tel historien établissant, par la seule force du raisonnement, les probabilités pour les années et les mois qui viennent. Il y a peu d’écrivains qui se hasardent à ces sortes d’inductions et d’hypothèses et qui en sortent victorieux une fois l’expérience faite. Eh bien ! quand le cas se présente, il est d’autant plus digne d’être admiré.

Il se présente en ce moment avec les peuples qui partent en guerre d’un tel entrain dans les Balkans. Il n’est plus parmi nous, malheureusement, le bon historien, l’historien intelligent (oiseau rare) qui s’appelait Albert Sorel. Sans quoi il pourrait voir avec une fierté légitime certains de ses aperçus complètement vérifiés par les faits.

Lisez, par curiosité, dans les Essais d’histoire et de critique de Sorel, l’article intitulé « La diplomatie et le progrès ». L’historien y examine, en connaisseur de la politique et des hommes, l’effet que les inventions modernes pourront avoir sur les relations des peuples entre eux, sur la paix et la guerre par conséquent. Et ses conclusions, bien hardies, il y a vingt ans, quand on s’imaginait généralement que le progrès devait être pacifiste, vous paraîtront d’une justesse singulière.

Sorel observe avec raison que toutes les inventions qui rapprochent les hommes en supprimant les distances, favorisent les mouvements impulsifs et, par là, multiplient les occasions de heurts et de conflits. Jadis, quand il fallait cinq jours pour aller de Paris à Londres, deux semaines pour avoir une réponse de Vienne, un mois pour savoir ce qui se passait à Saint Pétersbourg, les colères avaient le temps de se calmer. La nuit porte conseil. Plusieurs nuits sont encore plus apaisantes, quand un ministre les passe à répondre longuement à des exposés minutieux par des rapports motivés. Ces lenteurs de l’ancienne diplomatie étaient sédatives. La nécessité de recourir à des courriers et d’écrire beaucoup avec beaucoup de précautions et de formules solennelles était lénifiante. Au contraire, le télégraphe a supprimé toutes ces précautions et toutes ces digues. Le sort des États est abandonné au premier mouvement des impulsifs. Une lettre peut encore être arrêtée en route : un ultimatum confié au télégraphe est irréparable. Témoin la dépêche d’Ems…

Et le téléphone ! Ses effets seront aussi terribles, observait très bien Sorel. Il supprime le contact d’homme à homme et ne laisse plus que les volontés en présence. « Il ne reste plus rien des garanties que le respect de soi-même et d’autrui, l’élévation du rang, la haute courtoisie du monde, donnent aux nations dont les destinées se débattent dans les conférences des ministres ou les conférences des souverains. » Imaginez Napoléon au téléphone, « resserrant en un dialogue précipité les querelles séculaires des dynasties et des nations ». Ç’auraient été « les courants de la passion humaine se heurtant comme les courants électriques qui les eussent portés ». Ç’auraient été des bouleversements et des désastres encore plus soudains et plus étendus.

« Maintenant, disait encore Sorel, quelques heures suffisent pour allumer et résoudre en guerre les querelles des États ; quelques jours suffisent pour précipiter l’une contre l’autre des nations armées. La victoire est au mieux muni et au plus alerte. Il faut donc se hâter, et cette hâte devient une cause nouvelle de trouble, d’aberration et d’erreur. La gravité des intérêts engagés, la responsabilité encourue, la nécessité de n’être ni devancé ni même prévenu, l’agitation populaire au milieu de laquelle il faut agir, obscurcissent les intelligences les plus claires et paralysent les volontés les mieux affermies. Il faut désormais aux hommes d’État, surtout dans les démocraties, des qualités très supérieures et des vertus exceptionnelles. Il se trouve justement que le milieu dans lequel ils vivent et les redoutables instruments dont ils ont à se servir tendent au contraire à en affaiblir le ressort… Par un singulier contraste, les hommes d’autrefois, qui étaient les moins exposés à ces périls, étaient infiniment mieux préparés à les braver que ne le sont les hommes d’aujourd’hui. »

En effet, Richelieu et Vergennes avaient réfléchi à leur art de diplomates et M. Poincaré n’est qu’un grand avocat. Mais lisez toute l’étude de Sorel dont ce que j’ai cité s’applique déjà si bien à la situation présente. Vous vous direz, quand vous aurez fini, que, dans le fatras d’une bibliothèque, il y a tout de même des livres où les auteurs ont prodigué au public les avertissements. Tant pis pour qui se laisse surprendre : les bons guides ne manquent point.

L’Action française, 17 octobre 1912