Malheureusement ou heureusement, les cours de la Bourse sont affaire d’opinion. Ils reflètent les idées, les imaginations sombres ou riantes qui dominent à un moment donné, des illusions dorées ou des craintes qui s’envolent tout à coup et qui sont remplacées par d’autres appréhensions ou par d’autres mirages. Et l’on ne se souvient même plus d’un état d’esprit qui a déjà fait place au suivant.
Pourtant, si l’on se rappelait les opinions successives qui ont régné depuis une dizaine d’années seulement, on serait étonné de ce qu’elles ont eu d’éphémère et de fragile, bien qu’elles se fussent, à leur heure, imposées comme des vérités incontestables. Est-il nécessaire d’évoquer tant de vogues établies sur des raisonnements qui semblaient péremptoires ? On a cru dur comme fer, c’est le cas de le dire, aux matières premières, aux valeurs réelles, à ce qui ne devait jamais, en tout cas, cesser de représenter une richesse tangible, métaux, pétrole ou caoutchouc. Un peu plus tard, après notre stabilisation, on s’était convaincu que les actions des sociétés françaises devaient valoir cinq fois plus qu’avant la guerre, sinon davantage, compte tenu du pouvoir d’achat réduit que gardaient les vingt centimes du franc nouveau. Que reste-t-il de ces théories qui ont eu des adeptes enthousiastes et qui ont fait florès ? Un peu moins que fumée au vent. Elles ont seulement profité à ceux qui n’y ont cru que pour un certain temps et dans une certaine mesure et qui ont su « réaliser » au moment opportun. Encore ne se sont-ils enrichis qu’à la condition de ne pas être retombés dans une autre ornière.
À la campagne, où l’on a la mémoire longue, les engouements sont généralement tempérés par l’expérience. Les hommes d’âge étaient méfiants devant la hausse du prix des terres. Ils se souvenaient de la grande crise agricole de la fin du dix-neuvième siècle, lorsque cultivateurs et propriétaires ruraux s’étaient crus ruinés.
Paul Leroy-Beaulieu pouvait écrire encore, quelques années avant la guerre, que l’annonce d’une dot en biens-fonds suffisait à mettre les prétendants en fuite. On a envié ensuite ceux qui, au moins, avaient un champ. Cela se trouve déjà dans les Lettres Persanes qui sont vieilles de deux cents années. Usbek rencontre un homme qui se lamente. « Mes fermiers ne me paient plus. Je suis accablé d’impôts. Mes bâtiments tombent et l’on me demande des sommes folles pour les réparer. Que n’ai-je eu ma fortune en rentes ! » Tout de suite après, Usbek rencontre un autre homme qui s’arrache les cheveux parce que les actions du Mississippi ont baissé : « Ah ! s’écrie-t-il, que n’ai-je le bonheur de posséder des terres ! Elles seraient toujours là ! »
La fable de Montesquieu est spirituelle. Mais elle serait encore plus vraie s’il avait mis un certain nombre de mois entre les deux rencontres d’Usbek. À moins qu’il n’ait voulu dire qu’il a toujours été bien difficile de trouver un abri sûr pour les capitaux, En cela, comme pour le reste, les opinions sont changeantes. Elles dépendent des circonstances. Et ce sont elles qui, à leur tour, déterminent la valeur fugitive des choses.
On parle des erreurs et des divagations de l’économie capitaliste et l’on rêve de la remplacer par l’économie dirigée. Mais qui dirigera, selon quels principes ou quelles impressions ? Il faut toujours appliquer une idée, un concept. Où les prendra-t-on ? Chez quel infaillible ? On reproche au capitalisme de n’avoir pas su limiter la production et, par là, d’avoir causé les ravages de la crise. Mais, naguère, tout le monde conjuguait le verbe « produire », même et surtout les gouvernements. On passait pour un stérile malthusien si l’on ne chantait à l’unisson l’hymne aux producteurs.
Le Capital, 25 mai 1932.