Confiance et méfiance

C’est dommage, grand dommage de troubler et d’inquiéter un pays comme le nôtre. On dirait que ceux qui l’alarment ne le connaissent pas. Il lui faut pourtant si peu de chose pour être rassuré et, dès qu’il se rassure, comme son génie de l’épargne fait des miracles !

On a dit les bienfaits de la confiance. On les a éprouvés. Alors on ne devrait pas oublier que le fond de la nation française est resté rural et que le trait distinctif du paysan c’est la méfiance.

Dans son beau tableau de la France sous le Consulat et l’Empire, récemment parus, M. Louis Madelin cite ce mot d’un des premiers préfets de Bonaparte : « Si les paysans s’occupent de la politique, c’est dans les rapports qu’elle a avec leurs intérêts. » Ce fut vrai de tout temps et ce l’est encore. M. Louis Madelin montre qu’à la fin de la Révolution, avant l’avènement de Bonaparte, personne ne travaillait plus. Les étrangers étaient frappés de la « fainéantise » d’un peuple naguère laborieux. Les champs eux-mêmes, les nouvelles propriétés des acquéreurs de biens nationaux, retournaient en jachère « faute de confiance dans l’avenir ». Car on ne cultive pas avec ardeur quand on travaille sans sécurité.

C’est à l’insécurité générale, y compris l’insécurité monétaire et l’emprunt forcé, qu’a succombé la Révolution. En augmentant le nombre des propriétaires elle n’avait pas pensé qu’elle augmentait le nombre de ceux qui avaient besoin d’être rassurés. Elle oubliait aussi qu’elle avait dû ses premiers succès à la lutte tenace que la paysannerie française avait soutenue contre le fisc.

Plus d’un socialiste, élu de circonscription rurale, a senti ces jours-ci remuer Jacques Bonhomme, qui doit travailler dur, avec les risques dont les intempéries le menacent toujours, pour arracher à la terre le traitement du plus modeste « rat de cave ». Quelques-uns de nos législateurs connaissent peut-être aussi la page célèbre des Confessions où Jean-Jacques, étant entré chez un paysan pour se restaurer, s’entendit répondre qu’il n’y avait que du pain sec et de l’eau, après quoi le rustique s’étant assuré que l’inconnu n’était pas un espion de la taille, s’enhardit à tirer d’une cachette un jambon et du vin.

« Nous venons tous de la charrue », disait un vieil adage de la noblesse française. De là une méfiance innée, ineffaçable, qui se ranime au moindre souffle d’inquiétude et qui, pour prendre des formes moins primitives qu’au temps de Jean-Jacques Rousseau ou moins négatives qu’à la fin du Directoire, est pourtant paralysante.

On constate que la rentrée des impôts directs est difficile et lente. La crise y est sans doute pour quelque chose. Ce qui compte aussi, c’est la croyance, irraisonnée, puérile, mais extrêmement répandue dans les campagnes et même dans les villes, que celui qui va s’acquitter chez le percepteur sans s’être fait tirer l’oreille passe pour riche et s’expose à être surtaxé l’année suivante. On ne saurait dire non plus à quel point la crainte de donner prise au fisc en fournissant un indice d’opulence nuit aux transactions immobilières.

Comme on connaît ses saints on les honore. Comme on connaît un pays on le dirige. Le Français se ferme aussi facilement qu’il s’épanouit. On peut tout obtenir de lui et, par exemple, qu’il souscrive aux emprunts pour des milliards, même après les plus graves déceptions, pourvu qu’il ait l’impression qu’on ne le molestera pas en sa qualité même de rentier. « J’admire, disait déjà un contemporain du règne de Louis XVI, qu’il y ait encore des gens pour prêter à l’État. » Il y en avait alors et il y en a eu depuis chaque fois qu’on ne s’est pas appliqué à réveiller le vieil homme prompt à l’inquiétude et à la méfiance.

Le Capital, 7 mars 1933.