M. Pichon a annoncé à la Chambre que la chute du régime bolchevik était prochaine et nous en acceptons l’augure avec plaisir. Cependant, lorsque Lénine et Trotsky auront quitté le Kremlin, par qui et par quoi seront‑ils remplacés ? C’est une question qu’on ne peut pas écarter toujours sous prétexte que l’essentiel est de détruire l’abjecte domination des dictateurs de Moscou.
Nous n’interprétons pas trop étroitement les faits en constatant que, dans la Russie contemporaine, le pouvoir bolchevik est, après le tsarisme, celui qui s’est maintenu le plus longtemps. Lénine a déjà duré dix‑neuf mois. De mars à novembre 1917, la révolution avait usé une demi-douzaine de gouvernements. Il nous semble que l’expérience n’est pas négligeable. Elle prouve que la Russie accepte volontiers une autorité forte et même poussée jusqu’à la tyrannie. C’est peut-être parce qu’elle en a besoin. Faute de bon tyran, la Russie en subit de mauvais.
Est-ce que la nature et le tempérament des Russes auront changé quand ils seront affranchis du bolchevisme ? Nous demandons la permission d’en douter.
Personne ne peut rien à ce fait que, si la Russie existe, elle le doit à l’épieu de fer d’Ivan le Terrible, à la volonté des Pierre et des Catherine. Le seul État russe qu’on ait connu a été autocratique, bureaucratique et centralisé. Les Alliés recommandent aujourd’hui la formule d’une Russie non seulement démocratique et libérale mais encore fédérative. Deux expériences à la fois, c’est beaucoup.
Nous craignons, en outre, que ces expériences se fassent dans des conditions mauvaises pour nous. Connaît‑on l’état d’esprit des « patriotes russes » sur lesquels on croit pouvoir compter ici ? Sait-on assez combien ils sont aigris ? Ils trouvent à Paris des délégués ukrainiens, esthoniens, lettons, etc. Mettons‑nous à la place des « patriotes russes » à qui nous demandons d’abord, pour mériter ce titre, d’être anti-allemands. Ces patriotes voient leur patrie démembrée. L’idée fédérative, représentée par des séparatistes que nous accueillons officiellement, ne leur inspire que de la méfiance quand ce n’est pas du dégoût. Lorsqu’ils découvrent jusqu’où vont s’étendre à l’Est les frontières de la nouvelle Pologne, leurs alarmes « patriotiques » s’expliquent sans peine.
Qu’on ne croie donc pas que tout sera facile quand Lénine et Trotsky seront tombés. En premier lieu, il faudra qu’ils aient été rendus incapables de nuire et remplacés par d’autres gaillards que les Lvof, les Milioukof et les Kerensky. Il en est des bolcheviks comme des Jeunes‑Turcs : c’est de la mauvaise herbe qui repoussera si on ne l’arrache pas à fond.
Ensuite, on s’imagine peut‑être un peu naïvement que la Russie débolchevisée suivra en politique extérieure la ligne la plus conforme à nos désirs. Souvenons‑nous qu’il y a maintenant, entre l’Allemagne et la Russie, une Pologne qui peut devenir un fameux trait d’union. Notre politique, à l’Est, ne sera pas simplifiée par la résurrection de la Russie. Il faudrait y penser avant de rêver un retour aux douceurs de l’alliance franco-russe.
L’Action française, 19 juin 1919.