Philosophie des décrets-lois

Il ne sert de rien à récriminer lorsque nécessité fait loi. Il y avait plus de trois ans que l’alternative se posait et M. Édouard Herriot l’avait traduite en termes rigoureux : « Déflation budgétaire ou inflation monétaire. » Qu’a-t-on attendu pour faire quelque chose ? L’alerte du mois dernier qui a prouvé que le danger d’une chute du franc n’était pas chimérique. Ne nous dissimulons donc pas que les mesures qui viennent d’être prises l’ont été sous le coup de l’événement, quand on y a été forcé et parce qu’on y a été forcé.

Cela, le premier venu peut le comprendre. Et les explications dont le public pouvait avoir encore besoin lui ont été abondamment fournies.

Faut-il ajouter que, pour favoriser l’acceptation des sacrifices, le Gouvernement a procédé avec une part de politique et une part de démagogie ? Le côté démagogique des décrets-lois saute aux yeux. La taxe spéciale sur les bénéfices des entreprises travaillant pour la défense nationale est dirigée contre les « marchands de canons ». Dans le vieil arsenal de la fiscalité, on est allé reprendre des armes contre les valeurs au porteur. L’augmentation de l’impôt sur les revenus supérieurs à 80 000 francs rappelle que cet impôt en accordéon, qu’on abaisse un jour et qu’on relève le lendemain, est une mécanique qui sert moins à faire rentrer de l’argent qu’à donner l’impression qu’on ne ménage pas les riches. Tout cela est à l’usage de l’électeur.

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Plus subtiles sont les dispositions qui tendent à séparer les intérêts, à en prévenir la coalition et qui s’inspirent du précepte : « Diviser pour régner. » Il va sans dire que les organisations ouvrières ne sont pas indignées par un prélèvement sur les rentes. Elles n’ont pas de raison de prendre fait et cause pour les fonctionnaires ou agents des services publics. Ces derniers sont bien soumis à une retenue mais certains de toucher leur traitement, à la différence des travailleurs exposés au chômage mais dont les décrets-lois, d’ailleurs, n’atteignent pas les salaires – tandis que tout le monde a le bénéfice de la réduction des loyers, de l’électricité, du gaz, etc.

Pour obtenir la résignation générale aux sacrifices, tous les moyens de persuasion ont donc été employés. Le dernier argument, celui d’autorité, est venu sous la forme d’une interdiction des manifestations dans la rue. Mais les manifestants qui n’ont pas le sentiment public avec eux perdent leurs cris.

Quelle est donc la question véritable ? Celle de savoir si les coupes qu’on a opérées à droite et à gauche suffiront à rétablir l’équilibre budgétaire, condition de la stabilité monétaire. Cela tombe sous le sens. L’expérience dira ce qu’il en est. Il tombe sous le sens aussi que l’expérience ne pourra être indéfiniment recommencée. Si l’on s’est trompé sur le remède, ce n’est pas en doublant la dose que l’on réussira.

Il s’agit donc encore et surtout de savoir si l’on a pris le bon remède, le spécifique infaillible, ou si l’on ne s’est pas adressé àla médecine qui soigne les symptômes au lieu de celle qui s’attaque à la cause des maladies.

Quelle est donc la cause essentielle du mal de nos finances ? Un peu du genre de celles que les malades se cachent à eux-mêmes ou que les familles n’avouent pas.

Il ne nous est rien arrivé qui n’ait été cent fois décrit, annoncé et prévu. D’autres budgets que le nôtre ont succombé au même genre de dépenses. On cherche à la loupe de petites fissures lorsque des voies d’eau béantes s’offrent à tous les yeux.

On a aussi dit que les législations sociales, c’est-à-dire d’origine socialiste, étaient ruineuses pour les États. On a aussi démontré que les États exténuaient eux-mêmes leurs ressources par l’étatisme, c’est-à-dire par l’extension monstrueuse d’attributions qui n’ont rien de commun avec l’exercice de la puissance publique qui n’est pas destinée à fabriquer des allumettes ou à tenir des entrepôts d’alcool. L’État-providence qui pensionne de tous les côtés, l’État-infirmier qui sauve toutes les industries en déconfiture et qui prend les pertes pour lui, l’État-entrepreneur, l’État-commerçant qui gère lui-même selon des méthodes qui conduiraient immanquablement des particuliers à la faillite, comment veut-on que cet État-là ne finisse pas par être aux prises avec d’énormes embarras d’argent ?

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Ces abus sont infiniment plus graves que tels ou tels petits cumuls, que l’on poursuit depuis longtemps, à tel point qu’on les dénonçait trente ans avant la guerre, et qui renaissent toujours. La chasse à la petite bête détourne un peu trop l’attention de la grosse. Mais comment ne pas voir que la grosse tient à la propension même du système électif et à la nature de la démocratie ? Ce qui coûte le plus cher fait partie de ce qui est le plus irréductible, de ce qui est aux entrailles du régime, de ce qui en touche le mécanisme vital et, par surcroît, l’idéologie. Il n’y aurait pas grand’chose à tenter avec un homme qui se ruinerait en disant qu’il le sait bien, mais que ses traditions lui interdisent de faire autrement.

Seulement, en se ruinant, l’État ruine les autres, il ruine les siens et tarit les sources auxquelles il s’abreuve. Qui subvient aux dépenses et qui alimente le progrès social lui-même sinon le capital, lequel est lui-même le fruit de l’épargne dont il ne se distingue pas ? En dernière analyse, c’est bien là où il est qu’on va prendre l’argent parce que M. de la Palice avait dit depuis longtemps qu’on ne pourrait pas le prendre ailleurs. Le prélèvement sur les rentes, malgré l’immunité plus que séculaire qui leur était attachée, revêt à cet égard une valeur pratique encore plus que symbolique. Si l’équilibre des entrées et des sorties n’est pas à peu près atteint, si l’enrichissement général de la nation n’accompagne et ne soutient pas la progression ou même la stabilisation à leur niveau actuel des dépenses publiques, pendant combien de temps pourra-t-on compter sur la fortune acquise ? Il faudra encore qu’elle puisse s’acquérir, se conserver, se renouveler. Qu’elle vienne à défaillir, à qui s’adressera-t-on ?

Le Capital, 23 juillet 1935.