La Russie et l’Occident

L’échec de la Conférence de Gênes laisse l’Europe occidentale en face de la question russe. La méthode de M. Lloyd George n’a pas réussi et elle ne pouvait pas réussir. Il était aussi vain de demander au bolchevisme de se modérer qu’il l’était sans doute de demander à l’autocratie de devenir libérale.

La longue erreur qui a été commise sur la Russie tsariste était en partie volontaire. Cette Russie était notre alliée, nous n’en avions pas d’autre, et les alliances demandent un peu d’illusion. Nous n’avons plus les mêmes raisons de refuser de voir clair. Les observateurs d’autrefois nous ont laissé du peuple russe des définitions dont la vérité reste entière et qui sont encore de la plus grande utilité. Aucun système, éclos dans l’esprit de quelques économistes et traduit par l’imagination de M. Lloyd George, ne peut résister à certaines réalités historiques et politiques. On eût évité bien des faux pas en se souvenant des bons documents qui existent sur le peuple russe ou en prenant la peine de les consulter.

Le livre trop oublié du marquis de Custine, la Russie en 1839, qui fut au siècle dernier une révélation, contient des remarques toujours justes. Quatre-vingts ans ne changent rien à la nature et à l’histoire des peuples. Et le marquis de Custine marquait comme le trait dominant qui sépare la Russie, à formation asiatique, de l’Occident latin, cette différence fondamentale : « La Russie est à peine aujourd’hui à quatre cents ans de l’invasion des Barbares, tandis que l’Occident a subi la même crise depuis quatorze siècles : une civilisation de mille ans plus ancienne met une distance incommensurable entre les mœurs des nations. »

C’est ce que l’on a vu par la tragédie de la révolution bolcheviste. Entre l’Occident et la Russie s’est ouvert tout de suite cet abîme de mille années. Dans ce qu’on appelait avec raison l’Empire des tsars, car c’était leur construction, ce qu’il y avait d’européen a sombré avec le tsarisme. À la cour, à la chancellerie impériale, on trouvait des hommes élevés à la manière occidentale et qui avaient la même éducation, les mêmes mœurs, presque les mêmes façons de penser que leurs interlocuteurs occidentaux. Tout cela a été balayé par la révolution. À la place, qu’est-il apparu ? Les Russes dont parlait le marquis de Custine : « Ils n’ont point été formés à cette brillante école de la bonne foi dont l’Europe chevaleresque a su si bien profiter que le mot honneur fut longtemps synonyme de fidélité à la parole et que la parole d’honneur est encore une chose sacrée. » M. Lloyd George a pu s’apercevoir avec Tchitcherine, renégat de la civilisation européenne, que la parole d’honneur, pour transformer un peu le mot célèbre, est « un machin de bourgeois », c’est-à-dire « un machin » des peuples formés par Rome, le catholicisme et la chevalerie, des peuples qui étaient depuis longtemps fiers et libres lorsque les Russes payaient tribut à la Horde d’or en frappant la terre du front.

Ces vues ne sont pas étrangères au sujet actuel. M. Hoover vient de dire avec raison que le bolchevisme avait ruiné la Russie et qu’il était vain de chercher à remédier au mal tant que durait la cause. Mais le bolchevisme est un fait auquel nous ne pouvons rien : ni le renverser par la force du dehors ni l’améliorer par la bienveillance et la persuasion. Il faut le prendre et le traiter tel qu’il est, comme un phénomène de régression monstrueuse. La Russie est devenue une sorte de Chine, entourée d’un mur moral. Il s’agira de ne pas l’en laisser sortir.

Ce qu’il ne faut pas, en revanche, c’est craindre le péril russe à l’excès. Cette disposition s’accuse chez M. Lloyd George. Elle peut être mauvaise conseillère. Au milieu du dix‑neuvième siècle, la crainte du péril russe a caché le péril allemand. Tous deux sont à surveiller aujourd’hui. Mais négliger ou même favoriser l’Allemagne pour détourner l’orage russe serait la plus grande des folies.

L’Action française, 18 mai 1922.