Philosophie d’un vote

Il existe dans notre pays des forces de conservation sociale qui ont, du moins jusqu’à présent, résisté à tous les assauts. Nous avons montré samedi que nous sommes tout aussi hostiles à la dictature de gauche qu’à celle de droite. Tel est, semble-t-il, le sens du vote qui vient d’approuver la Politique financière du gouvernement Laval. 

Pris en lui-même, et sans préjuger de la suite qui pourra être moins bonne, le vote par lequel la Chambre a approuvé la politique financière du ministère Pierre Laval est un de ces actes de conservation dont la Troisième République est coutumière et qui lui ont permis de franchir maintes fois le cap des tempêtes.

Dès les origines du régime, un de ses plus solides et de ses plus lucides partisans, le philosophe positiviste Littré, – constatant que le parti républicain, formé dans l’opposition au second Empire, manquait d’une tradition de gouvernement, – l’avertissait qu’il ne réussirait à s’imposer qu’autant qu’il respecterait les « conditions sociales de la France ». Or, jusqu’à présent, elles l’ont été et, probablement, dans la mesure où elles pouvaient l’être. Peut-être serait-il plus exact de dire qu’elles se sont fait respecter elles-mêmes.

Depuis le jour très lointain où Gambetta, qui n’avait pas encore inventé l’opportunisme, disait que la République avait « besoin de prendre un peu de notoriété conservatrice » jusqu’aux scrutins de l’autre semaine, on a senti la difficulté de révolutionner la France. Il n’est pas facile de mettre la révolution dans un pays qui tient à ses habitudes et qui n’en a pas essentiellement changé depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans. La France est moins différente aujourd’hui de ce qu’elle était sous Napoléon III que l’Allemagne de ce qu’elle était sous Guillaume Iᵉʳ et même l’Angleterre au temps de la reine Victoria.

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Nous n’irons pas jusqu’à prétendre que des modifications ne se soient pas produites. Nous en signalerons tout à l’heure une très grande. Le fond n’a pas bougé. Il est constitué par un attachement profond à la propriété ainsi que par la pratique traditionnelle et presque instinctive de l’épargne, c’est-à-dire par un ensemble de mœurs dont la puissance se reconnaît à ceci que la démagogie a toujours soin de s’arrêter au seuil de la « petite propriété » et de la « petite épargne ». Seuil d’ailleurs mal défini, mais que le parti communiste chiffrait naguère à trois cent mille francs, valeur représentée comme un capital digne de tout respect pour n’effrayer personne.

Une sorte de convention tacite ou de loi non écrite a donc fait que les « conditions sociales de la France » ont été ménagées et qu’elles le sont encore. La résistance du pays aux bouleversements et aux aventures est un élément dont la politique finit par tenir compte.

Il est certain que la campagne pour la dévaluation n’a pas porté. Les théoriciens de la monnaie alignée sur la livre sterling n’ont pas fait d’adeptes sauf peut-être (sans parler des spéculateurs) chez quelques admirateurs de l’Angleterre qui n’admettent pas que les financiers de la Cité de Londres ne soient pas les premiers du monde et dignes d’être imités en tout. Mais il a été impossible de convaincre la masse des agriculteurs que leurs produits se vendraient plus cher, la masse des industriels et des commerçants que les affaires reprendraient, la masse des salariés qu’ils n’auraient rien à y perdre.

Sans ravaler l’intelligence du public français, il serait exagéré de prétendre que tout le monde se soit instruit par le raisonnement ou par l’exemple des pays étrangers, ni que tout le monde ait compris pourquoi la dévaluation était une mesure pour rien. Mais presque tout le monde a des économies, quelques sous de côté et, plus encore, une fidélité atavique à la bonne et stable monnaie, elle-même garante de la stabilité des conditions sociales.

L’impopularité, on peut même dire l’horreur d’une atteinte à l’ordre monétaire, image d’un ordre plus général, a fait renier la dévaluation, même par les révolutionnaires, précisément parce que c’est une mesure révolutionnaire. Fût-il fait du bout des lèvres, ce reniement est un recul. Il a déterminé le vote que l’opportunisme dictait.

Toutes réserves faites, encore une fois, pour demain, ce vote est à inscrire dans la série des haltes qui ont arrêté la troisième République sur la route glissante de la démocratie pure et qui lui ont épargné le danger des grandes vagues de fond et des convulsions mortelles. Il y a eu comme un jeu d’échange entre le régime et la vieille société française. En se faisant respecter par leur solidité, réputée inébranlable, les « conditions sociales de la France » ont, à leur tour, maintenu et préservé les institutions.

C’est bien jusqu’ici ce qui les a mises à l’abri de la réaction et de la révolution, de la dictature de droite ou de la dictature de gauche. L’étoffe conservatrice est formée par ces millions de Français dont l’existence est établie sur une organisation bien plus que centenaire. Comptez non seulement les paysans propriétaires maîtres de leur maison et de leur champ, non seulement les boutiquiers maîtres et, de par les lois sur les loyers, de plus en plus maîtres de leur boutique, mais tout ce qui vit de la basoche, tout ce qui vit des assurances, tout ce qui vit des différentes et si nombreuses professions de représentant et de courtier. C’est tout un monde, encore presque intact, à détruire avant qu’une grande subversion ait des chances de succès. Encore ce monde sera-t-il tenté de se défendre et ce n’est pas la peine d’interdire les ligues si l’on répand l’inquiétude qui fait les ligueurs, ou si l’on crée cette misère de la classe moyenne qui a fini par donner l’Allemagne à Hitler.

Nous n’en sommes pas à de telles conséquences et elles peuvent encore être évitées à moins qu’il ne se produise un grave amincissement de l’étoffe même.

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On oublie trop que notre équilibre non seulement financier mais général repose sur l’existence de la fameuse « fortune acquise »à qui tant de sacrifices sont demandés. Or elle fond avec une rapidité alarmante. La diminution devient sensible d’une manière absolue et peut-être encore plus d’une manière relative.

Que disent les chiffres avec leur brutalité ? Ils disent que l’annuité successorale, en France, était, avant la guerre, de cinq milliards de francs complets. Elle n’est plus que de quinze milliards d’aujourd’hui qui en font trois d’autrefois. Cependant le budget était, en 1914, de cinq milliards, c’est-à-dire égal au montant des successions. Il est de quarante milliards, c’est-à-dire que, pour retrouver la même situation, il manque vingt-cinq milliards.

C’est-à-dire. aussi que, d’ores et déjà, il ne faut plus compter dans la même proportion qu’autrefois sur la fortune acquise pour subvenir aux dépenses publiques. Le nombre de ceux qui possèdent est aussi grand, peut-être plus. Mais ils ne possèdent plus assez. La démocratie socialisante en est donc déjà arrivée à s’entretenir elle-même pour une très grande part. Voilà un état de choses nouveau. On peut se demander combien de temps il est capable de durer.

Le Capital, 6 décembre 1935.