Un mot rothschildien

Ce lord Rothschild qui vient de mourir à Londres et qui avait été un grand ami du roi Édouard VII, était un homme qui parlait d’or, dans le sens le meilleur de cette expression figurée.

On a toujours dit que la branche de la dynastie rothschildienne qui s’est attribué l’Empire britannique s’était fait remarquer par sa bonne tenue, son loyalisme, son dévouement aux intérêts anglais. Il n’est pas probable qu’Édouard VII, qui avait peu de préjugés, mais qui n’aimait pas être dupe, se fût attaché à l’héritier de Nathan sans l’avoir mis préalablement à l’épreuve. Et si les Rothschild, que Gentz, il y a cent ans, définissait déjà une species plantarum particulière, se sont acclimatés en Angleterre mieux qu’ailleurs, ce résultat ne peut provenir que du caractère très prononcé, à la fois aristocratique et insulaire, des mœurs anglaises. Jusqu’à ces dernières années, la société anglaise s’était très bien défendue contre l’invasion étrangère. Forte dans sa constitution, irréductible dans son originalité, elle était propre à absorber les éléments venus du dehors. Elle a faibli à mesure que le régime parlementaire l’a emportée vers un état de choses plus démocratique. L’Angleterre, en ces derniers temps, a vu foisonner des vibrions aussi malfaisants que les nôtres dans les mondes, toujours communicants, de la politique et de la finance. Si elle avait pu autrefois mettre sa marque sur ses Rothschild, elle n’a pas réussi de nos jours à savonner un « sir » Ernest Cassel, débarqué d’Allemagne, lui aussi, mais de plus fraîche date et resté à cheval sur les deux pays, malgré son titre de baronnet.

Lord Rothschild a obtenu dans les journaux les plus conservateurs du Royaume-Uni les nécrologies les plus flatteuses. C’était, à coup sûr, un homme intelligent ; les paroles qu’on rapporte de lui sont d’un observateur bien placé.

D’abord, il ne se faisait aucune illusion sur l’Allemagne et il disait que, si elle n’avait pas fait la guerre en 1911, c’est-à-dire après Agadir, c’était seulement parce qu’elle ne se trouvait pas assez prête. Mais il disait autre chose encore qui a bien plus d’importance venant d’un manieur d’argent. Il ne manquait pas naguère, en Angleterre comme chez nous, de personnes qui prétendaient que les guerres entre les grands États étaient devenues impossibles en raison de ce qu’on appelait la solidarité des places financières. Quand on disait devant lui que la Bourse des valeurs était la grande puissance internationale du monde moderne qui opposerait son veto aux entreprises guerrières, lord Rothschild haussait les épaules. Cette idée lui apparaissait comme dérisoire. Et il se contentait de répondre : « On n’écoute pas les financiers. »

Nous ne connaissons que depuis sa mort les propos de lord Rothschild à ses familiers, mais nous avons dit comme lui et imprimé cent fois avant le mois d’août 1914 qu’il était insensé d’attendre de l’Argent, quel que fût son empire sur le monde moderne, qu’il imposât sa volonté aux gouvernements et aux peuples.

Ah ! oui, elle a pesé lourd, la Bourse, dans les événements de ces dernières années ! Il y avait des gens pour affirmer, avant les deux guerres d’Orient, que les États balkaniques n’oseraient pas bouger parce qu’ils étaient les débiteurs des grands établissements de crédit qui sauraient bien les empêcher de mettre le feu à l’Europe. Vous pensez si les Serbes, les Bulgares et les autres ont songé à la peine qu’ils allaient faire à nos banquiers et à nos rentiers en marchant à la réalisation de leur unité nationale. Et en 1914 donc !… Le marché de Paris a commencé par servir de théâtre pour les opérations d’avant-guerre des spéculateurs austro-allemands, des Rosenberg et consorts, et je vous prie de croire que, pas plus les Allemands que les Français, les Belges, les Russes ou les Anglais ne se sont laissé détourner de prendre les armes par la considération que la cote des valeurs allait subir une chute désastreuse et les portefeuilles une cruelle dépréciation.

De cette erreur participait aussi une autre illusion contre laquelle nous avons constamment, depuis plusieurs années, mis en garde nos lecteurs. Les uns disaient que l’Allemagne n’était pas assez riche, que ses finances n’étaient pas assez solides pour qu’elle pût soutenir les frais d’une grande guerre. C’est bien ce qui l’a gênée ! D’autres, qui se croyaient mieux informés et beaucoup plus malins, soutenaient qu’en tout cas les hostilités ne sauraient être de longue durée tant la guerre moderne était coûteuse. Des statistiques à la main, ils calculaient qu’au bout de quelques semaines la consommation des milliards serait telle que les belligérants, effrayés et épuisés, se hâteraient de conclure la paix… Voilà huit mois entiers que la guerre dure et elle n’est pas encore près de finir. On se procure de l’argent par tous les moyens, dont le plus simple est d’imprimer des billets de banque. Et puis on a fermé la Bourse, confisqué les reports ou limité les transactions, selon les lieux. Mais, selon le mot de lord Rothschild, personne n’a écouté les financiers, qui d’ailleurs ne disent plus rien.

À la vérité, il en est de la vie des peuples comme de la vie des particuliers : il y a des moments, des circonstances, où la question d’argent ne compte absolument plus. Tous les combattants sont d’accord pour dire que, sur le front, l’argent n’a plus de valeur ni même de signification. C’est l’image de ce qui se passe en ce moment pour les peuples qui sont en guerre. La vie ou la mort des nations sont en jeu. Quelle importance ont, en regard, les sommes les plus fantastiques ? Et qu’est le sacrifice de l’or en face de celui du sang ?

La guerre a marqué la faillite d’un certain nombre de conceptions. Elle a notamment fait voir que la fameuse Internationale des capitalistes était aussi impuissante et aussi artificielle que l’Internationale des prolétaires. La réputation, très surfaite, de la finance se relèvera avec peine de ces événements. Quand on pense, au surplus, qu’il y a certainement des épargnants français qui ont souscrit l’année dernière à l’emprunt turc, qui s’embarquent en ce moment pour le Bosphore et qui vont retrouver leurs économies sous la forme de shrapnells, on peut se dire que le crépuscule de l’idole dorée a commencé.

L’Action française, 3 avril 1915.