Un procès historique

On se demande pourquoi les romanciers vont chercher si loin leurs sujets, à moins qu’ils n’aillent prendre toujours le même, c’est-à-dire l’histoire du monsieur et de la dame qui ont une aventure sentimentale à Venise. La vie contemporaine abonde en situations dramatiques et Balzac aurait bien su les reconnaître. De son temps aussi il y avait des romans fades, alors que les siens étaient puissants. L’imagination consiste moins à inventer qu’à voir les choses et à en saisir le sens profond.

Qui se doutait qu’une fille de Raspoutine vivait à Paris ? L’émigration russe est remplie de tragédies et de surprises. À chaque instant, ce sont des découvertes étonnantes qui eussent fécondé le roman balzacien. Mais rien peut-être n’avait encore atteint l’intensité du procès par lequel le premier épisode sanglant de la révolution russe sera évoqué devant la justice française.

« Quelque crime toujours précède les grands crimes… » Pourquoi est-ce une règle ou une fatalité ? Pourquoi le double assassinat de Serajevo à la veille de la guerre ? Pourquoi le meurtre de Raspoutine avant l’effondrement du tsarisme, l’assassinat de la famille impériale et la grande tragédie moscovite ? Pourtant le prince Youssoupof et le grand-duc Dimitri avaient bien cru que la dynastie des Romanof et la Russie seraient sauvées lorsque Raspoutine aurait disparu. Il semble au contraire que le meurtre du « Staretz » ait produit l’effet de ces petits accidents qui déterminent tout à coup comme une combustion générale de l’organisme.

L’histoire de Raspoutine elle-même a quelque chose de sombre et de mystérieux. Elle est à la fois légendaire, merveilleuse et pathologique. Elle est un mélange des chroniques du moyen âge, de l’Ane d’or d’Apulée, et de la psychanalyse de Freud. D’où le thaumaturge errant tenait-il son influence ? Le fait est qu’il n’exerçait pas son pouvoir sur l’impératrice seulement. Il avait ce don extraordinaire d’intéresser les masses, d’avoir du prestige à distance et de frapper les imaginations. Son malheur a été que son nom fût répété tous les jours des millions de fois et son personnage démesurément grossi. Un moment vint où la Russie entière rapporta à Raspoutine ses maux et plus rarement son bien. Si les Allemands avançaient, c’était Raspoutine qui avait réglé avec eux la retraite de l’armée russe. Si une armée impériale remportait un succès, Raspoutine était regagné à la bonne cause. Il ne méritait ni tant d’indignité ni tant d’honneur. Mais il fut un moment un symbole : celui du mauvais génie de la patrie russe.

Le procès que sa fille intente fera d’abord lire le récit du prince Youssoupof puisque l’assignation de Marie Grigorievna Raspoutine est fondée sur ce livre. Et l’on échappe difficilement à une impression de malaise quand on lit, racontée par l’assassin, la mort de cet homme étrange, doué d’une vitalité si prodigieuse qu’il se relevait après avoir été terrassé par le plus violent des poisons. Grand sera sans doute l’embarras des juges français pour accorder ou refuser à Marie Grigorievna Raspoutine les dommages-intérêts qu’elle demande. L’Histoire n’est pas moins embarrassée qu’eux. Car si le grand-duc Dimitri et le prince Youssoupof ont cru, par cet homicide, sauver leur pays, si leur intention a été patriotique et noble, il n’en est pas moins vrai que le trouble profond qui s’empara de la Russie à la suite de ce meurtre fut le point de départ de la révolution.

La Liberté, 16 juin 1928.