Une course de chars

Par un des plus beaux matins du bel automne qui s’achève, dans une des grandes forêts qui environnent Paris, j’ai vu un spectacle antique et nouveau. Sur les vieilles voies romaines transformées en pistes que gardaient des cavaliers au casque orné d’une crinière, des coureurs, montés sur des machines retentissantes, se disputaient des prix. Un peuple nombreux, accouru des villages voisins, acclamait les conducteurs intrépides. De jeunes femmes au visage délicat et à la peau fine, qui s’étaient levées avec le jour, bravaient le hâle et la fatigue pour mieux suivre les péripéties du combat. Revêtus de lourdes peaux de bêtes, les hommes, peu attentifs aux plus belles d’entre leurs compagnes, ne se laissaient pas distraire de la lutte glorieuse. Tels faut-il se représenter les Grecs aux jeux d’Olympie…

Je pourrais continuer à vous raconter longtemps, dans un style plaqué imité du journalisme à la mode, comment j’ai assisté à une course d’automobiles et comment ce spectacle très moderne fit surgir, du fond de ma mémoire, tant de vieux souvenirs de classe. Mieux vaut dire franchement mon impression. Je suppose toujours que le lecteur doit être comme moi. Et les simagrées me déplaisent.

M. Anatole France s’est amusé à noter, dans son Jardin d’Épicure, ce qui s’est transmis jusqu’à nous des mœurs et du costume des anciens. Ce n’est pas même assez. En regardant une course d’automobiles, on se dit encore avec le poète : bien des choses renaissent que l’on avait cru mortes. Car ni les courses de chars ni les solennités athlétiques n’étaient passées de l’antiquité aux temps modernes. Il a fallu les progrès de la mécanique pour faire revivre des coutumes qui fleurissaient aux âges lointains de l’humanité. Les hardis chauffeurs qui brûlent la route avec leurs moteurs puissants, ne sont pareils à personne sinon à ces conducteurs de quadriges dont le monde antique célébrait les exploits. C’est de l’Homère, c’est de l’Hérodote que nos sociétés sportives remettent en action. Le progrès des machines, qui abuse tant de personnes et leur fait croire que l’humanité d’aujourd’hui et de demain ne doit plus et ne peut plus ressembler à l’humanité d’autrefois, aura fait, au contraire, toucher du doigt la similitude qu’offrent, à travers les âges, les mœurs, les passions, les amusements et les goûts des hommes. Banale vérité. Mais qui la néglige ne peut rien comprendre ni surtout rien prévoir.

Ce serait un très vilain exercice de pédant que d’insister sur les analogies qu’offre une course d’automobiles avec une course de chars antiques. J’ai vu, par exemple, à un virage pris trop court, un des rivaux fracasser sa roue. Le virage, dans le stade, s’appelait la borne. Et vous vous rappelez comment, en son Télémaque, Fénelon peint le désespoir du conducteur que le même accident a mis hors de combat. Notre chauffeur à lunettes, muet devant le désastre de sa jante, était grave et triste comme un noble Achéen.

Je crois même bien que, dans le Télémaque, la roue brisée entraîne mort d’homme. Il n’y a pas eu d’accident mortel au circuit dont je fus témoin. Mais on avait, à tout instant, l’impression que la vie des coureurs était en danger. C’est une chose émouvante à voir, au moins la première fois, que la hardiesse avec laquelle le mécanicien, assis près de l’homme qui tient le volant, penche, aux virages, la moitié de son corps dans le vide pour faire balancier à la machine lancée à une effroyable vitesse, qui a l’air de toucher à peine le sol, qui avance par bonds et qui menace de chavirer à chaque tournant un peu brusque. En somme pour établir un record, gagner un prix, rendre publique la supériorité d’une marque, une centaine d’hommes jeunes et vigoureux risquent périodiquement la mort dans ces sortes de tournois.

C’est pourquoi il ne faut pas croire ceux qui disent que les Français de nos jours, ni généralement les habitants de la planète, tiennent à l’existence davantage qu’on n’y tenait dans les temps révolus. On construit toute sorte de paradis sur ce prétendu respect de la vie humaine : plus de guerres, ni civiles ni étrangères, plus de batailles, plus de Terreurs…

Mais il suffit de jeter les yeux autour de soi pour voir que l’homme fut rarement moins regardant de sa peau : ce qui enlève beaucoup de considération et de dignité à la peau des autres. Le progrès matériel, à cet égard, a été loin d’amollir les mœurs. Il les a faites beaucoup plus dures. Chacun sait qu’il y a péril de mort à pratiquer l’automobile et à s’abandonner au démon de la vitesse. Cependant on voit à chaque instant des hommes qui possèdent tous les avantages de la fortune et tous les éléments du bonheur payer de leur vie le plaisir de dévorer l’espace. Et le ballon ! Et l’aéroplane !… Quand on pense que le vieil Horace admirait le courage du premier homme qui se lança sur un canot et soutenait qu’il avait fallu à ce mortel un cœur bardé d’un triple airain ! A-t-on entendu personne faire une réflexion approchante au sujet de Wilbur Wright ? Qu’un conquérant de l’air se casse les reins, et il trouve vingt successeurs pour monter de nouveau dans les airs.

Tout cela ne prépare-t-il pas des générations énergiques et même un peu rudes, et qui pourraient bien déranger les plans de l’histoire future ? Certes plus d’un l’a déjà pensé.

L’Action française, 30 octobre 1908.