Vanité de la richesse acquise

Beaucoup de personnes sont mortes, avant le mois de juillet 1914, bien convaincues qu’au vingtième siècle, il ne pourrait plus y avoir de guerre. En bien plus grand nombre, des pères de famille ont rendu le dernier soupir avec la certitude qu’ils laissaient leur descendance dans l’aisance ou à l’abri du besoin parce qu’elle trouverait dans leur héritage des fonds russes et des obligations de nos chemins de fer.

Il a donc fallu les grands bouleversements auxquels nous avons assisté, plus la dépréciation monétaire, pour rappeler que la fortune était essentiellement précaire et ressemblait à la santé, selon la définition d’un médecin fameux : « Un état provisoire et qui ne laisse rien présager de bon. »

La sécurité, d’ailleurs relative, mais cependant fort appréciable, dont les capitaux avaient joui en France au cours du dix-neuvième siècle, avait contribué à créer l’illusion de l’éternité de la richesse. Sans doute, on se répétait dans les familles bourgeoises, comme un axiome, qu’une fortune ne passe pas trois générations. On se le répétait, mais on n’aimait pas à le croire. C’était pourtant une bien vieille vérité d’expérience.

On disait déjà, d’une manière plus imagée, dans l’ancienne France : « Cent ans bannière, cent ans civière, » ce qui exprimait exactement la même idée. Cent ans, c’est trois générations : trois en haut et trois en bas, trois riches et trois pauvres. C’est peut-être le rythme depuis que le monde est monde. Et sans doute il se peut qu’il y ait, de père en fils, des pauvres pour toujours. Il est absolument certain que, de père en fils, il n’y a pas de riches à jamais.

Il n’est pas possible de reconstituer l’histoire des familles qui, ayant été opulentes, ont cessé de l’être parce que, quand elles ne se sont pas éteintes, leurs descendants se sont perdus dans l’obscurité et ont oublié leurs origines. Du reste, sauf exception pour les familles historiques, et pour les familles bien enracinées dans un terroir, les hommes qui vivent aujourd’hui n’ont que des notions très vagues sur leurs ancêtres et, pour la plupart, au-delà de la seconde moitié du dix-huitième siècle, c’est le vague ou la nuit des temps. Le vœu qu’on a fait souvent de suivre et de comparer le sort d’un certain nombre de familles françaises à travers les âges est donc irréalisable. Mais ce qui serait possible et intéressant, ce serait de prendre des familles qui depuis deux cents, trois cents ans ou plus se sont maintenues à un niveau social élevé.

On verrait qu’elles n’y ont réussi qu’en reconstituant périodiquement leur patrimoine par le travail, la spéculation ou de riches mariages. Alors ce n’est pas une fortune qui dure. Ce sont des fortunes nouvelles qui se succèdent et qui se remplacent. Dans le même sens, on a répété aussi, et jusqu’à satiété, cette vérité première que toute fortune qui ne s’accroît pas diminue.

Il n’y a pas à distinguer ici, comme on le fait trop souvent, entre les fortunes mobilières et les fortunes immobilières. Il est vrai que les capitaux mobiliers s’évaporent et s’évanouissent tandis que la terre demeure, d’où la vieille préférence pour les « biens au soleil » et le « pignon sur rue ». Rien, absolument rien ne reste des capitaux mobiliers d’autrefois. Dans son Histoire de la Fortune française, M. Georges d’Avenel montre que 1 000 livres du temps de saint Louis, étaient l’équivalent de 100 000 francs-or, et, par dégradations successives, par la perte du pouvoir d’achat de la monnaie, sont arrivées à ne plus représenter qu’à peine 5 000 francs-papier ou 1 000 francs-or. Encore ne s’agit-il que de dépérissement naturel de la monnaie. Il faudrait admettre que les 1 000 livres se sont transmises de père en fils depuis saint Louis et n’ont pas été, en cours de route, englouties par de mauvais placements.

Les valeurs mobilières n’étaient inconnues ni avant la Révolution, ni au moyen âge, ni dans l’antiquité. Elles n’avaient pas exactement la même forme ni surtout le même développement. Les rentes sur l’Hôtel de Ville et les actions de la Compagnie des Indes sont mortes, ce qui fait dire que les immeubles constituent la seule richesse durable et réelle.

C’était l’avis du célèbre Léon Say, lequel avait coutume de dire ironiquement que les valeurs mobilières ont moins de prix que du papier blanc parce qu’il y a déjà quelque chose d’écrit dessus. Il se plaisait à opposer à leur fragilité la solidité et l’éternité de la terre. Il citait l’exemple d’un domaine ayant appartenu à Bussy-Rabutin et qui, venu jusqu’à nos jours dans son exacte contenance, avait, actes en mains, donné toujours à son possesseur un revenu égal au tour de l’argent.

Il y a là une part de vérité et une part d’exagération. Que le revenu de la terre soit constant, c’est vrai en théorie, contestable en pratique. M. Pierre Caziot a montré, dans son livre, La Valeur de la Terre en France, les fluctuations de cette valeur et de ce revenu. Il a montré aussi, par des exemples d’ailleurs fort tristes, tirés surtout de la vallée de la Garonne, que les terres les plus riches se déprécient et que leur rendement devient nul dans les régions qui se dépeuplent, de même qu’une maison se déprécie dans une ville ou dans un quartier abandonnés.

Cependant, Léon Say avait raison en principe. Très généralement le revenu de la terre est égal à la valeur de l’argent. Son possesseur, quoi qu’il arrive, doit toujours être à flot, d’où le proverbe qui a cours sur les propriétaires terriens : « Toujours gueux, jamais ruinés. » Seulement la difficulté est de rester propriétaire. Pour garder longtemps un immeuble dans une même famille, malgré les partages, les droits de succession, etc., il faut une réunion exceptionnelle de circonstances favorables. Léon Say aurait pu compter à combien de mutations avait donné lieu son domaine-type depuis Bussy-Rabutin.

Des destructions inévitables auxquelles les capitaux sont soumis comme de la difficulté pour ne pas dire de l’impossibilité de les approprier durablement, résultent deux conséquences.

La première, c’est la nécessité de l’épargne, c’est-à-dire de la reconstitution quotidienne d’une matière essentiellement volatile. Pour quiconque ne regarde pas la fortune comme viagère, pour quiconque désire la transmettre, pour quiconque est même en droit de compter sur une longue vie, épargner est donc une nécessité. Et l’intérêt général se rencontre ici avec l’intérêt individuel puisque, si de nouveaux capitaux ne se formaient pas pour remplacer les anciens, la civilisation matérielle rétrograderait rapidement.

Deuxième conséquence : la guerre à la « richesse acquise » est une étrange absurdité. D’abord parce que la richesse acquise ne se distingue pas de l’épargne, de laquelle il est impossible à une société de se passer. Ensuite et surtout parce que la richesse n’est jamais « acquise ». Elle est détenue à titre précaire et provisoire. Nul ne peut se flatter de la fixer.

C’est là, d’ailleurs, une généralité qui confine à la banalité. Mais il est curieux, et même assez comique, de voir que les croyants les plus fervents que trouve la fortune ne sont pas ceux qui savent combien, pour la conserver, il faut d’efforts de tous les jours, mais ceux qui voudraient la partager, comme un gâteau en tranches. Le socialisme croit si bien à la solidité et à l’éternité du capital et de la rente qu’il ne se lasse pas d’édifier des systèmes d’assurances et de retraites fondés sur la capitalisation. Il lui restera à éprouver à son tour que le capital se dérobe sans cesse à qui s’imagine l’avoir saisi.

Le Capital, 20 mars 1928.